1er mars 2016 / Benjamin Dessus
La production d’électricité baisse, les coûts d’entretien explosent, la loi sur la transition énergétique impose des objectifs de réduction de la consommation… Mais EDF poursuit comme si de rien n’était sa stratégie ruineuse, analyse l’auteur. Au bout du chemin, la faillite et l’échec de la transition énergétique.Benjamin Dessus est un ingénieur et économiste français né en 1939. Il est actuellement président de l’association Global Chance.
En déclarant, le 16 février dernier, qu’« il n’y a pas de fermeture prévue de centrales dans les dix ans à venir » [1], Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, a annoncé la couleur : il n’est pas question que son entreprise se plie à la loi sur la transition énergétique, qui impose « 50 % maximum de la production nucléaire dans la consommation d’électricité intérieure de la France en 2025 ». EDF veut continuer à exploiter l’ensemble de son parc, qui produit 75 % de l’électricité nationale, en prolonger la durée de fonctionnement de 10 ou 20 ans, et assurer la relève avec desEPR. À nous, consommateurs, de rendre compatible cette décision de l’électricien avec la loi de transition énergétique en accroissant de 50 % notre consommation d’ici à 2025 pour faire mathématiquement baisser le ratio. M. Lévy ajoute, néanmoins, que tout cela va coûter cher : il faudrait que l’État se décide à garantir à EDF un prix du nucléaire sur 30 ou 40 ans et un relèvement des tarifs aux particuliers…Le nucléaire, et donc EDF, est aujourd’hui dans une situation difficile. La production mondiale d’électricité nucléaire a chuté depuis 2011 de 12 %. Les nouvelles capacités se substituent à des réacteurs arrivés en fin de vie et l’accident de Fukushima a eu des conséquences importantes sur la production nucléaire en Allemagne et au Japon. Les experts indépendants qui, dès 2005, avaient tenté de mettre en garde sur l’irréalité d’une reprise du marché [2] n’ont jamais été entendus. Et c’est donc à un marché atone – qui contraste avec celui de l’électricité d’origine renouvelable en très rapide expansion – que se trouve aujourd’hui confronté notre « champion » national.
Le dérapage des coûts des chantiers EPR
Le contexte lui est fort défavorable. La consommation d’électricité stagne depuis plusieurs années et sa croissance en Europe d’ici à 2020 se situera, selon RTE (Réseau de transport d’électricité, une filiale d’EDF), entre + 0,7 % et ‐ 2 % par an et, en France, de + ou‐ 0,16 % par an, malgré les nouveaux usages de l’électricité régulièrement invoqués pour justifier un retour à la hausse [3] ; la loi de transition énergétique impose une division par deux de la consommation d’énergie en 2050 et l’on a du mal à imaginer qu’elle concernerait tous les produits énergétiques sauf l’électricité ; l’Allemagne se désengage du nucléaire, le Royaume Uni se contente d’en maintenir sa production en commençant à remplacer vers 2025 ses plus vieux réacteurs par deux EPR, et même la France a décidé de limiter la puissance de son parc à sa valeur actuelle. S’ajoutent à tout cela la chute récente des prix du charbon qui produit de l’électricité sur un marché européen saturé et la montée en puissance des renouvelables, qui font chuter les prix de gros.- Évolution de la consommation d’électricité en France depuis 2006, en TWh.
- Évolution des investissements de maintenance du parc nucléaire français, en millions d’euros.
Une stratégie en contradiction avec deux points majeurs de la loi de transition énergétique
C’est la raison pour laquelle EDF tente cette opération délicate et risquée de prolongation des réacteurs. Délicate parce que l’incertitude pèse sur les conditions de prolongation du fonctionnement de chacun des réacteurs, risquée parce que les opérations de jouvence excluent des matériels comme la cuve et l’enceinte de confinement, des éléments essentiels de sûreté des installations qui ne sont pas remplaçables.- Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF.
Réduire le facteur de charge du parc nucléaire
Il n’est pas vraisemblable non plus de multiplier par deux les exportations d’électricité actuelles (91 TWh en 2015), à la fois pour des raisons techniques (la capacité des lignes électriques transfrontalières) mais aussi économiques : la surcapacité de la plupart des pays européens retentit sur les prix de l’électricité hors pointe, qui s’effondrent.Dernière solution, réduire le facteur de charge du parc nucléaire de 80 à 60 %, sauf que cette réduction provoquerait une augmentation du coût moyen de production de 25 % (de 65 € à plus de 80 €/MWh).Seul l’arrêt de 15 à 25 tranches nucléaires du parc permettrait de respecter la règle des 50 %. Cette stratégie permettrait des économies d’investissement de maintenance de 25 à 35 milliards d’euros [12]. Par contre, elle rapprocherait d’une dizaine d’années les échéances du démantèlement problématique des centrales [13]. Elle poserait aussi évidemment à EDF des problèmes de réallocation d’emplois pour 8.000 à 12.000 travailleurs qu’il faudra former et affecter à d’autres tâches dans les 10 ans qui viennent.- La centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, dans le Loir-et-Cher.
Repousser à plus tard la question inéluctable du démantèlement
Avec ses annonces, le président d’EDF, semble-t-il avec la complicité du gouvernement, joue la politique du fait accompli. Si l’on suit sa politique, il deviendra de plus en plus évident, dès avant 2020, que ni les 50 % de nucléaire, ni les 23 % de renouvelables en 2020 [15], ni les indispensables économies d’électricité ne seront au rendez vous.Cette stratégie, dispendieuse et risquée, ne fait que repousser à plus tard la question inéluctable du démantèlement et enferme la France dans le choix nucléaire, quel que soit son coût, pour les 60 ans qui suivront 2030. Sans compter que les progrès du numérique et des transmissions, le développement des moyens de production d’électricité locaux, l’émergence de solutions de stockage décentralisées et de lissage des pointes de consommation engendrent dès maintenant en Europe du Nord une modification importante de l’architecture des réseaux : on passe d’un réseau fonctionnant en sens unique – depuis quelques sites de production jusqu’au consommateur – à un système de dialogue constant entre une myriade de producteurs et de consommateurs, en recherchant à chaque instant l’optimisation des comportements des uns et des autres.En restant volontairement prisonnière d’une production nucléaire rigide toujours plus concentrée et de l’architecture maître-esclave qu’elle entraîne pour le réseau, la France se trouvera très mal placée pour accueillir l’arrivée massive des énergies renouvelables qui se profile d’ici à 2030.Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, plutôt que de jouer la montre et de quémander des subventions déguisées pour maintenir le statu quo nucléaire, ferait mieux, une fois n’est pas coutume, de se soumettre aux lois votées par la représentation nationale après un long débat, plutôt que d’attendre des jours politiques éventuellement meilleurs pour le lobby nucléaire aux abois.[1] À l’exception de celle de deux centrales prévue par la loi avec la mise en service de l’EPR de Flamanville.[2] Voir les rapports annuels “World Nuclear Industry Status Report,” Mycle Schneider,http://www.global-chance.org/Nucleaire-la-grande-illusion-Promesses-deboires-et-menaces ethttp://www.global-chance.org/Nucleaire-le-declin-de-l-empire-francais.[3] En France, par exemple, l’introduction de 5 millions de véhicules électriques dans le parc avant 2025 – hypothèse évidemment bien improbable (il n’en existe que 40.000 aujourd’hui) – n’entraînerait qu’une augmentation de consommation de 15 TWh d’électricité (soit 3 % de la consommation actuelle).[4] En particulier du fait des défauts relevés sur le fond de la cuve du réacteur de Flamanville et actuellement en expertise.[5] Rapport 2015 de la Cour des comptes, page 111.[6] Cour des comptes , Les coûts de la filière nucléaire (2012).[7] Cour des comptes, rapport 2015 page 124.[8] 67% d’un coût de 24 milliards de livres.[9] « L’ensemble des projets industriels d’EDF et leurs répercussions sur la filière nucléaire devraient nécessiter 110.000 recrutements d’ici 2020 dans les emplois directs et indirects », selon le rapport 2015 de la Cour des comptes, page 126.[10] « EDF veut renouveler le parc nucléaire grâce à ses EPR », Challenges du 21 octobre 2015.[11] Le respect d’une telle consigne en 2015 aurait supposé de faire chuter la production nucléaire de 416 à 245 TWh environ.[12] Sur la base de l’évaluation de la Cour des comptes (1.600 €/kW)[13] Le coût de 300 €/kW retenu par EDF pour constituer ses provisions pour démantèlement est contesté par la Cour des comptes.[14] Paquet climat 2020 : 23 % d’électricité renouvelable dans la consommation électrique nationale.[15] Cela supposerait en effet de pratiquement doubler la production d’électricité renouvelable cumulée actuelle, hors hydraulique.
Lire aussi : La situation du nucléaire français inquiète l’Autorité de sûreté
Source : Courriel à Reporterre- Dans les tribunes, les auteurs expriment un point de vue propre, qui n’est pas nécessairement celui de la rédaction.
- Titre, chapô et inters sont de la rédaction.Photos :
. Chapô : entrée de la centrale nucléaire de Civaux, dans la Vienne. Wikimedia (E48616/CC-BY-SA-3.0)
. Graphiques : consommation d’électricité : RTE ; investissements de maintenance : Cour des comptes ; coûts moyens : Cour des comptes et Benjamin Dessus.
. Jean-Bernard Lévy : Wikipedia (MEDEF/CC BY-SA 2.0)
. Saint-Laurent-des-Eaux : Wikimedia (Nitot/CC-BY-SA-3.0)http://www.reporterre.net/La-folle-strategie-d-EDF-pour-faire-echouer-la-transition-energetique