Un livre de Liliane Wouters, Trois visages de l'écrit, paraît dans quelques jours. Elle en a vu un exemplaire imprimé avant de disparaître à 86 ans - je dois l'information à Tanguy Habrand, pour la collection Espace Nord où sort ce volume.
Liliane Wouters était une grande dame tout court, et donc aussi des lettres belges. Rendue célèbre par une pièce de théâtre aussi pertinente que drôle, La salle des profs, elle était avant tout poète (je crois me souvenir qu'elle m'avait dit un jour ne pas aimer le mot "poétesse") et, à ce titre, avait reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Goncourt de la poésie et le Prix Apollinaire.
On gardera néanmoins à l'esprit tous ses talents d'écriture, sans oublier ses travaux d'anthologiste. Pour ne rien en oublier, voici donc deux articles parus il y a longtemps déjà, en 1991 pour le poème et le théâtre, l'année suivante pour une grande anthologie établie avec Alain Bosquet.
Journal du scribe et Le
jour du narval (Les Éperonniers, 1991)
Plutôt poète ou plutôt dramaturge ? Liliane Wouters ne
se pose apparemment guère la question puisqu’elle poursuit ses travaux d’écriture
dans les deux registres.
Journal du scribe
avait déjà fait l’objet, en 1986, d’une édition à tirage limité. Elle a, depuis,
complété son texte dont la version définitive vient donc de paraître. Elle y
développe une voix d’écrivain porteuse de toutes les voix d’écrivains. Le
scribe représente, dans ce journal poétique, la pérennité de l’écriture :
Je viens d’avant le
souffle
du commencement.
Je n’aurai pas de fin.
Je, c’est-à-dire le
principe qui m’anime
et qui poursuivra son
voyage en me quittant.
La trace du calame sur les tablettes vient de loin. Il faut,
pour lui rendre sa netteté, que des poètes comme Liliane Wouters entretiennent,
de l’intérieur, le feu de la découverte de soi. Ici, le discours est clair, il
ne souffre aucune ambiguïté. Ce texte est de ceux qu’on porte en soi comme un
viatique, parce qu’il éclaire la voie à suivre. Elle n’est pas la même pour
chacun, mais les différentes clefs d’interprétation du mystère de la création
sont maintenant en notre possession.
C’est d’un autre mystère que nous entretient Le jour du narval : le pouvoir. La
présence floue d’un animal mythique croisant dans les eaux proches d’une
capitale annonce un malheur dans la famille royale. Et pourtant, en apparence, le
malheur a déjà eu lieu puisque le frère du roi est mort au combat. Mais sa
disparition est plus trouble qu’il y semblait, et il reste à comprendre ce qui
s’est passé, en même temps que ce qui se passera quand tout le monde aura
compris. Cette pièce est une fable. Sa lecture est, elle aussi, une expérience
initiatique. On verra, à partir de mardi, comment son sens s’en dégage sur
scène.
Toujours est-il que la publication simultanée d’un ouvrage
poétique et d’une pièce de théâtre, qui en outre est montée, permet à Liliane
Wouters elle-même de mesurer les différences entre les deux genres.
— Je suis un peu
déconcertée. Je me suis dit qu’après tout, il y avait quand même un lien, mais
je ne l’ai pas trouvé à première vue. Il y a chez moi une profonde différence
entre les deux registres.
— D’où naît
une pièce et d’où naît un poème ?
— C’est toujours
une nécessité, évidemment. Il y a quelque chose de commun : on peut les
porter en soi pendant des années. J’ai pensé pour la première fois il y a
trente ans au thème du Jour du narval
et j’ai aussi porté longtemps celui du Journal du scribe. Mais je n’y ai jamais pensé, c’est une
somme de réflexions qui, un jour, ont abouti sous cette forme-là. Les deux
correspondent à une très lente gestation, mais le poème s’élabore plus
inconsciemment. Pour le théâtre, de temps en temps on voit surgir les
personnages devant soi, on entend les répliques, on se dit qu’on va s’y mettre
un jour. Et quand on s’assied devant sa table de travail, on sait à peu près où
on va. Dans le poème, on ne le sait jamais…
— Le poème
naîtrait-il davantage de l’écriture elle-même ?
— Peut-être. Mais
le théâtre s’adresse quand même à un public. Donc on essaie de faire passer une
communication. On pense toujours à l’autre en écrivant du théâtre, ou à l’effet
produit sur une scène, tandis que dans un poème on ne pense pas du tout à cela.
On pense simplement à écrire.
— Journal du
scribe est en outre un poème sur l’écriture qui traverse le temps et qui se
révèle plus forte que tout. Est-ce quelque chose que vous portez profondément
en vous ?
— Je crois que, de
tout ce que j’ai écrit, c’est ce que je voulais le plus dire. Je l’ai ressenti comme
quelque chose, non seulement de littéraire, mais aussi d’extra-littéraire. Je
me rendais compte que je travaillais ça comme un poème, bien sûr, d’ailleurs
cela a été très très vite, j’en ai écrit la plus grande partie en moins d’une
semaine, mais pour moi cela avait une importance autre. C’était comme le
résultat d’une expérience de vie ou d’un voyage initiatique.
— Est-il
possible de travailler en même temps à un recueil de poème et à une pièce de
théâtre ?
— J’ai déjà
essayé de mener les deux de front, mais quand je travaille à une pièce ou à un
scénario, puisque j’écris aussi des scénarios maintenant, je ne parviens pas à
poursuivre le poème. Je dois être dedans.
— Le théâtre
pose des problèmes techniques qui n’existent pas dans la poésie. Après les
pièces que vous avez déjà écrites et qui ont été montées, avez-vous eu le
sentiment d’apprendre mieux la manière de résoudre ces problèmes ?
— Oui. Mais je ne
le ressens souvent qu’au moment où je travaille avec le metteur en scène. J’aime
bien travailler la pièce, dans son dernier stade, avec le metteur en scène
lui-même. On pourrait toujours remanier une pièce. Pas les répliques, mais la
succession des scènes, ou la situation en fonction des contraintes théâtrales. Ici,
j’ai surtout resserré mon manuscrit, davantage encore dans le livre qu’à la
scène.
— L’expérience
avec différents metteurs en scène vous a-t-elle montré qu’il y avait plusieurs
manières d’aborder le travail sur une pièce ?
— Oui. Certains
travaillent davantage sur leurs fantasmes, d’autres davantage sur la précision.
— Quel type
de metteur en scène est Bernard Damien ?
Je pense qu’il
a un monde fantasmatique assez important, et je l’ai laissé libre de le
développer. Je laisse toujours les metteurs en scène libres, d’ailleurs, pour
une raison bien simple : quand j’ai écrit la pièce, elle est sortie de moi,
c’est fini, il peut y avoir dix versions différentes, je ne serai peut-être pas
d’accord avec l’une ou avec l’autre, avec toutes ou avec aucune, mais j’ai l’habitude
de les laisser faire…
La poésie francophone de Belgique (1985-1992)
D’une anthologie, on peut tout dire. Parce qu’il est
impossible, comme lecteur, d’être complètement du même avis que l’auteur – ici,
les auteurs – de volumes qui, d’une certaine manière, réduisent un domaine à
leurs propres choix quand on voudrait tant faire connaître d’autres textes, d’autres
noms. Mais quand les concepteurs d’un ensemble comme celui-ci en viennent, dix
ans après avoir débuté leur travail, à son terme, le moins qu’on puisse faire
est d’en mesurer la portée.
Il faut le dire d’emblée, avant d’en venir au détail : c’est
formidable ! Les deux volumes qui paraissent maintenant, et qui regroupent
les poètes nés entre 1903 et 1962, sont de merveilleuses ouvertures vers des œuvres
dont certaines, sans doute, sont très connues, mais dont d’autres gagnent à
être revisitées avec le regard contemporain qui est celui de Liliane Wouters et
d’Alain Bosquet. Sur la personnalité des deux auteurs de cette anthologie, il y
aurait sans doute un avis à donner – certains, d’ailleurs, parmi les poètes qui
s’estimaient mal traités, ne manquaient pas de le faire, en privé. Mais on ne
peut leur reprocher d’avoir eu cette volonté de mener jusqu’à son terme une
entreprise difficile, voire même suicidaire – Liliane Wouters nous a dit plusieurs
fois, avant la publication de ces deux derniers volumes : Je prépare mon
gilet pare-balles. Et si d’autres, à leur place, auraient été capables de le
faire, pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? De toute manière, comme les deux
compilateurs le disent humblement dans les préfaces des troisième et quatrième
tomes, ils n’ont fait qu’un choix provisoire. L’épreuve du temps n’est pas
encore venue sanctionner les goûts ni les enthousiasmes, écrivent-ils à propos
des poètes nés entre 1903 et 1926. Le tome quatre, nous le voulons ainsi, est
par nature expérimental, ajoutent-ils pour les plus jeunes.
Tout est d’ailleurs en nuances dans ces deux volumes, et
tant pis pour ceux qui mesurent l’importance relative des poètes au nombre de
pages qu’on leur accorde. Il faut lire aussi les notices, brèves mais très
pertinentes, et pleines de formules qui touchent juste – encore une fois, même
si on ne partage pas complètement l’avis des auteurs –, pour mesurer la
lucidité avec laquelle Liliane Wouters et Alain Bosquet ont lu et relu les
recueils, parfois peu connus, où ils ont choisi les textes repris dans leur
anthologie.
Le plus excitant, dans des ouvrages de cette nature, tient
dans les découvertes et les redécouvertes. Qui pourrait parler avec pertinence
d’Alexis Curvers comme poète, de Marcel La Haye, d’André Allard l’Olivier, de
Franz Moreau, d’Emmanuel Harou, de Valère Coopmans, de Michel Lambiotte, de
Fernand Imhauser, de Marianne Van Hirtum, de Paul De Troy ? Les voici
présents parmi leurs pairs avec, de la part des anthologistes, une volonté
clairement affirmée de remettre les pendules à l’heure, dussent ces pendules n’être
en concordance avec la sensibilité des lecteurs que le temps d’un tour d’horloge.
Découvertes et redécouvertes (pensons à des poètes qui se
sont, d’une manière ou d’une autre, absentés de l’actualité, comme Françoise
Delcarte ou Jean Tordeur) vont de pair avec un certain recul devant des auteurs
qui ne peuvent être ignorés mais qui irritent visiblement le couple Wouters-Bosquet.
C’est un auteur qui se relit assez mal, un autre qui, parfois, consent à
émerger de la gangue de ses illuminations feutrées, un troisième qui a publié
un nombre excessif de textes, un autre encore chez qui des négligences, des
hâtes, des répétitions atténuent des beautés réelles et, enfin, pour en finir
avec des citations qu’on pourrait multiplier, celui pour qui l’exercice de
protestation n’est pas toujours à l’abri de la complaisance.
De complaisance, ces quelques éclats le montrent à
suffisance, on n’en trouve guère dans La Poésie francophone de Belgique.
Au contraire : Liliane Wouters et Alain Bosquet manient avec un savant
équilibre le bâton et l’encensoir, n’abusant ni de l’un ni de l’autre, accomplissant
un travail considérable pour retenir, même chez des poètes dont une lecture
rapide pourrait faire croire qu’ils ne méritent pas d’être retenus dans ce type
d’ouvrage, le meilleur, ce qui peut toucher, dégageant parfois d’une gangue
trop lourde la colonne vertébrale qui tient debout une voix presque étouffée
sous les pages superfétatoires.
Liliane Wouters et Alain Bosquet ne se sont – cela paraît
naturel mais combien d’autres auraient trouvé le choix inverse tout aussi
naturel ? – pas cités dans leurs anthologies. N’oublions cependant pas qu’ils
sont poètes eux aussi, et c’est sans doute d’ailleurs à l’aune de leur
sensibilité qu’il faut lire et écouter ce choix, partial, partiel, mais surtout
curieux de noms mal connus, méconnus, et qui méritent mieux que l’ignorance
dans laquelle la paresse les retient.
Il y aurait, bien sûr, d’autres remarques à faire. Positives
ou négatives. Qu’importe ! Ces livres existent, même sans la caution de l’Académie
qui les publie – le « prière d’insérer » fait observer, finement, presque
avec perversité, que les volumes relèvent uniquement de la responsabilité des
deux auteurs, mais n’oublie pas de signaler qu’ils sont devenus entre-temps
membres de cette institution. Ils sont une invitation à lire davantage, à aller
plus loin, voire même à susciter la discussion. Tant mieux !