Journal du scribe et Le jour du narval (Les Éperonniers, 1991)
Plutôt poète ou plutôt dramaturge ? Liliane Wouters ne se pose apparemment guère la question puisqu’elle poursuit ses travaux d’écriture dans les deux registres. Journal du scribe avait déjà fait l’objet, en 1986, d’une édition à tirage limité. Elle a, depuis, complété son texte dont la version définitive vient donc de paraître. Elle y développe une voix d’écrivain porteuse de toutes les voix d’écrivains. Le scribe représente, dans ce journal poétique, la pérennité de l’écriture :Je viens d’avant le souffle du commencement. Je n’aurai pas de fin. Je, c’est-à-dire le principe qui m’anime et qui poursuivra son voyage en me quittant.
La trace du calame sur les tablettes vient de loin. Il faut, pour lui rendre sa netteté, que des poètes comme Liliane Wouters entretiennent, de l’intérieur, le feu de la découverte de soi. Ici, le discours est clair, il ne souffre aucune ambiguïté. Ce texte est de ceux qu’on porte en soi comme un viatique, parce qu’il éclaire la voie à suivre. Elle n’est pas la même pour chacun, mais les différentes clefs d’interprétation du mystère de la création sont maintenant en notre possession. C’est d’un autre mystère que nous entretient Le jour du narval : le pouvoir. La présence floue d’un animal mythique croisant dans les eaux proches d’une capitale annonce un malheur dans la famille royale. Et pourtant, en apparence, le malheur a déjà eu lieu puisque le frère du roi est mort au combat. Mais sa disparition est plus trouble qu’il y semblait, et il reste à comprendre ce qui s’est passé, en même temps que ce qui se passera quand tout le monde aura compris. Cette pièce est une fable. Sa lecture est, elle aussi, une expérience initiatique. On verra, à partir de mardi, comment son sens s’en dégage sur scène. Toujours est-il que la publication simultanée d’un ouvrage poétique et d’une pièce de théâtre, qui en outre est montée, permet à Liliane Wouters elle-même de mesurer les différences entre les deux genres. — Je suis un peu déconcertée. Je me suis dit qu’après tout, il y avait quand même un lien, mais je ne l’ai pas trouvé à première vue. Il y a chez moi une profonde différence entre les deux registres. — D’où naît une pièce et d’où naît un poème ? — C’est toujours une nécessité, évidemment. Il y a quelque chose de commun : on peut les porter en soi pendant des années. J’ai pensé pour la première fois il y a trente ans au thème du Jour du narval et j’ai aussi porté longtemps celui du Journal du scribe. Mais je n’y ai jamais pensé, c’est une somme de réflexions qui, un jour, ont abouti sous cette forme-là. Les deux correspondent à une très lente gestation, mais le poème s’élabore plus inconsciemment. Pour le théâtre, de temps en temps on voit surgir les personnages devant soi, on entend les répliques, on se dit qu’on va s’y mettre un jour. Et quand on s’assied devant sa table de travail, on sait à peu près où on va. Dans le poème, on ne le sait jamais… — Le poème naîtrait-il davantage de l’écriture elle-même ? — Peut-être. Mais le théâtre s’adresse quand même à un public. Donc on essaie de faire passer une communication. On pense toujours à l’autre en écrivant du théâtre, ou à l’effet produit sur une scène, tandis que dans un poème on ne pense pas du tout à cela. On pense simplement à écrire. — Journal du scribe est en outre un poème sur l’écriture qui traverse le temps et qui se révèle plus forte que tout. Est-ce quelque chose que vous portez profondément en vous ? — Je crois que, de tout ce que j’ai écrit, c’est ce que je voulais le plus dire. Je l’ai ressenti comme quelque chose, non seulement de littéraire, mais aussi d’extra-littéraire. Je me rendais compte que je travaillais ça comme un poème, bien sûr, d’ailleurs cela a été très très vite, j’en ai écrit la plus grande partie en moins d’une semaine, mais pour moi cela avait une importance autre. C’était comme le résultat d’une expérience de vie ou d’un voyage initiatique. — Est-il possible de travailler en même temps à un recueil de poème et à une pièce de théâtre ? — J’ai déjà essayé de mener les deux de front, mais quand je travaille à une pièce ou à un scénario, puisque j’écris aussi des scénarios maintenant, je ne parviens pas à poursuivre le poème. Je dois être dedans. — Le théâtre pose des problèmes techniques qui n’existent pas dans la poésie. Après les pièces que vous avez déjà écrites et qui ont été montées, avez-vous eu le sentiment d’apprendre mieux la manière de résoudre ces problèmes ? — Oui. Mais je ne le ressens souvent qu’au moment où je travaille avec le metteur en scène. J’aime bien travailler la pièce, dans son dernier stade, avec le metteur en scène lui-même. On pourrait toujours remanier une pièce. Pas les répliques, mais la succession des scènes, ou la situation en fonction des contraintes théâtrales. Ici, j’ai surtout resserré mon manuscrit, davantage encore dans le livre qu’à la scène. — L’expérience avec différents metteurs en scène vous a-t-elle montré qu’il y avait plusieurs manières d’aborder le travail sur une pièce ? — Oui. Certains travaillent davantage sur leurs fantasmes, d’autres davantage sur la précision. — Quel type de metteur en scène est Bernard Damien ?
Je pense qu’il a un monde fantasmatique assez important, et je l’ai laissé libre de le développer. Je laisse toujours les metteurs en scène libres, d’ailleurs, pour une raison bien simple : quand j’ai écrit la pièce, elle est sortie de moi, c’est fini, il peut y avoir dix versions différentes, je ne serai peut-être pas d’accord avec l’une ou avec l’autre, avec toutes ou avec aucune, mais j’ai l’habitude de les laisser faire… La poésie francophone de Belgique (1985-1992)
D’une anthologie, on peut tout dire. Parce qu’il est impossible, comme lecteur, d’être complètement du même avis que l’auteur – ici, les auteurs – de volumes qui, d’une certaine manière, réduisent un domaine à leurs propres choix quand on voudrait tant faire connaître d’autres textes, d’autres noms. Mais quand les concepteurs d’un ensemble comme celui-ci en viennent, dix ans après avoir débuté leur travail, à son terme, le moins qu’on puisse faire est d’en mesurer la portée. Il faut le dire d’emblée, avant d’en venir au détail : c’est formidable ! Les deux volumes qui paraissent maintenant, et qui regroupent les poètes nés entre 1903 et 1962, sont de merveilleuses ouvertures vers des œuvres dont certaines, sans doute, sont très connues, mais dont d’autres gagnent à être revisitées avec le regard contemporain qui est celui de Liliane Wouters et d’Alain Bosquet. Sur la personnalité des deux auteurs de cette anthologie, il y aurait sans doute un avis à donner – certains, d’ailleurs, parmi les poètes qui s’estimaient mal traités, ne manquaient pas de le faire, en privé. Mais on ne peut leur reprocher d’avoir eu cette volonté de mener jusqu’à son terme une entreprise difficile, voire même suicidaire – Liliane Wouters nous a dit plusieurs fois, avant la publication de ces deux derniers volumes : Je prépare mon gilet pare-balles. Et si d’autres, à leur place, auraient été capables de le faire, pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? De toute manière, comme les deux compilateurs le disent humblement dans les préfaces des troisième et quatrième tomes, ils n’ont fait qu’un choix provisoire. L’épreuve du temps n’est pas encore venue sanctionner les goûts ni les enthousiasmes, écrivent-ils à propos des poètes nés entre 1903 et 1926. Le tome quatre, nous le voulons ainsi, est par nature expérimental, ajoutent-ils pour les plus jeunes. Tout est d’ailleurs en nuances dans ces deux volumes, et tant pis pour ceux qui mesurent l’importance relative des poètes au nombre de pages qu’on leur accorde. Il faut lire aussi les notices, brèves mais très pertinentes, et pleines de formules qui touchent juste – encore une fois, même si on ne partage pas complètement l’avis des auteurs –, pour mesurer la lucidité avec laquelle Liliane Wouters et Alain Bosquet ont lu et relu les recueils, parfois peu connus, où ils ont choisi les textes repris dans leur anthologie. Le plus excitant, dans des ouvrages de cette nature, tient dans les découvertes et les redécouvertes. Qui pourrait parler avec pertinence d’Alexis Curvers comme poète, de Marcel La Haye, d’André Allard l’Olivier, de Franz Moreau, d’Emmanuel Harou, de Valère Coopmans, de Michel Lambiotte, de Fernand Imhauser, de Marianne Van Hirtum, de Paul De Troy ? Les voici présents parmi leurs pairs avec, de la part des anthologistes, une volonté clairement affirmée de remettre les pendules à l’heure, dussent ces pendules n’être en concordance avec la sensibilité des lecteurs que le temps d’un tour d’horloge. Découvertes et redécouvertes (pensons à des poètes qui se sont, d’une manière ou d’une autre, absentés de l’actualité, comme Françoise Delcarte ou Jean Tordeur) vont de pair avec un certain recul devant des auteurs qui ne peuvent être ignorés mais qui irritent visiblement le couple Wouters-Bosquet. C’est un auteur qui se relit assez mal, un autre qui, parfois, consent à émerger de la gangue de ses illuminations feutrées, un troisième qui a publié un nombre excessif de textes, un autre encore chez qui des négligences, des hâtes, des répétitions atténuent des beautés réelles et, enfin, pour en finir avec des citations qu’on pourrait multiplier, celui pour qui l’exercice de protestation n’est pas toujours à l’abri de la complaisance. De complaisance, ces quelques éclats le montrent à suffisance, on n’en trouve guère dans La Poésie francophone de Belgique. Au contraire : Liliane Wouters et Alain Bosquet manient avec un savant équilibre le bâton et l’encensoir, n’abusant ni de l’un ni de l’autre, accomplissant un travail considérable pour retenir, même chez des poètes dont une lecture rapide pourrait faire croire qu’ils ne méritent pas d’être retenus dans ce type d’ouvrage, le meilleur, ce qui peut toucher, dégageant parfois d’une gangue trop lourde la colonne vertébrale qui tient debout une voix presque étouffée sous les pages superfétatoires. Liliane Wouters et Alain Bosquet ne se sont – cela paraît naturel mais combien d’autres auraient trouvé le choix inverse tout aussi naturel ? – pas cités dans leurs anthologies. N’oublions cependant pas qu’ils sont poètes eux aussi, et c’est sans doute d’ailleurs à l’aune de leur sensibilité qu’il faut lire et écouter ce choix, partial, partiel, mais surtout curieux de noms mal connus, méconnus, et qui méritent mieux que l’ignorance dans laquelle la paresse les retient. Il y aurait, bien sûr, d’autres remarques à faire. Positives ou négatives. Qu’importe ! Ces livres existent, même sans la caution de l’Académie qui les publie – le « prière d’insérer » fait observer, finement, presque avec perversité, que les volumes relèvent uniquement de la responsabilité des deux auteurs, mais n’oublie pas de signaler qu’ils sont devenus entre-temps membres de cette institution. Ils sont une invitation à lire davantage, à aller plus loin, voire même à susciter la discussion. Tant mieux !