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« Le Baladin du monde occidental » au Théâtre du Jour d’Agen : un baladin aux airs de Matamore

Publié le 28 février 2016 par Sheumas

Le Baladin du monde occidental... Joli titre, si léger en ce début de siècle, opaque pour l'occident... Nous sommes en 1907 et l'Irlandais Millington Synge évoque l'Irlande gaélique, celle du Connémara et des îles d'Arran, terres sauvages qu'il a longtemps sillonnées. Apreté du scénario, violence du verbe, contrastes des personnages... Tout contribue à renforcer l'impression rude qui saisit le spectateur, confronté d'entrée de jeu aux figures hautes en couleurs de Christy Mahon ou de Pegeen Mike.

Dernière création du Théâtre du Jour d'Agen du 26 février au 12 mars 2016. Le public s'assied discrètement pour ne pas déranger le personnage déjà en scène. Un petit air de violon irlandais, c'est la nuit, une jeune femme est attablée, seule. Comté de Mayo, nord-ouest du pays... Cette femme, c'est la truculente Pegeen, fille de l'aubergiste. Le lieu unique est une auberge, un débit de boisson où elle trône, en maîtresse souveraine. Elle y trône mais, de son propre aveu, s'impatiente et attend un homme pour l'aider à faire la plonge et le reste... L'espace est fermé sur fond blanc, ce qui accentue le huis clos et rappelle les murs de chaux si caractéristiques de la contrée. Les personnages entrent par une porte en bois, face spectateur et, sur la même ligne, une fenêtre donne sur la lande et donne aussi à voir le spectacle de la rue et des trognes souvent éméchées ou rigolardes qui arrivent à l'auberge. Les clients s'installent à la grande table en bois, au centre de la scène, s'accoudent au bar (maladroitement, quand ils sont saouls !), vont se réchauffer au vieux poêle, côté jardin, ou s'allonger sur une espèce de lit, au fond.

Sitôt qu'ils arrivent, Pegeen distribue la bière frémissante et voltige à son bar et à son tison. Elle est courtisée par un lointain cousin un peu dégénéré et l'entrée en scène de Christy Mahon, " étranger " venu d'une contrée lointaine, excite aussitôt sa convoitise. Le temps de quelques mots d'explication et le jeune homme qui prétend avoir tué son père d'un coup de bêche, devient la coqueluche de l'auberge. Il fait nuit noire, le vent souffle et fait trembler la bruyère. Christy est beau, éloquent, mystérieux. Son geste, hautement symbolique, exalte son discours qui prend soudain les allures d'une drôle d'épopée.

Dans ce miséreux débit de boisson qui sent la tourbe et la sueur, dans cette taverne où jamais rien ne se passe en dehors du spectacle dégoûtant de l'ivresse et du vice, le " baladin " élève sa petite musique et passe vite pour un héros. Les femmes se battent pour lui et les hommes saluent son exploit originel. En l'espace de quelques minutes, échauffé par la bière, les voix mâles des hommes enivrés, la chaleur des corsages des femmes excitées, le " matamore irlandais " se sent inspiré. Et pour ce vengeur venu d'un autre monde, la vibrante aubergiste a les yeux de Chimène. La comédienne Nolwenn Bertrand joue avec subtilité sur différents registres : à la fois sensuelle, rêveuse, autoritaire, déterminée ou brutale. Car son partenaire la captive, à la fois parce qu'il lui plaît et parce qu'il lui échappe. Christophe Caulet joue avec intelligence son personnage. A la fois mélancolique et facétieux, fourbe et sincère, il dispose de tous les atouts pour " apprivoiser la mégère irlandaise ". Agé d'une vingtaine d'années, Christy Mahon ne s'est pas encore débarrassé de l'image encombrante (pesante et récalcitrante dans la pièce !) de son père... Mais passablement grisé, il se prend au jeu et s'amuse beaucoup de la musique qu'il se donne à lui-même. Le comédien a des airs de funambule et se déplace avec élégance sur la scène, magicien des mots et des émotions qu'il offre à son amante d'un soir.

Tel est le pouvoir des mots et des beaux discours lorsqu'ils tombent à point dans un décor qui leur donne épaisseur et vibration. La majorité des Irlandais de la taverne fournissent un chœur entièrement acquis au propos troubles ou furieux du " baladin ". Certains se régalent de la légende qu'il est en train d'écrire et réclament encore leur portion de détails... Jusqu'au moment où la réalité vient interrompre son flux d'inspiration ! Le père n'est pas mort, bien au contraire !

Au moment où on l'attend le moins, papa surgit, écumant, le front encore dégoulinant de sa blessure et bien décidé à faire entendre raison au fiston. La scène devient alors ironiquement tragique. Le baladin imposteur se met à peser lourd. Il monte sur ses ergots, crie, menace, saisit la bêche à tourbe près du poêle et essaie de réassassiner un géniteur décidément increvable (celui-là est de la race des vieux fermiers du Connémara qu'on surnomme " bulls ", les taureaux...) Décidément, c'en est trop pour l'impulsive Pegeen. Retrouvant toute la vigueur et le caractère bien tranché du début, elle se précipite sur le menteur, le tisonnier à la main et le repousse violemment. Pas de quartier quand le rêve est brisé ! Cette maîtresse femme parle pour le groupe et peut-être aussi pour le spectateur lorsqu'elle décrète, rouge comme son tison, " Un homme étrange est une merveille avec sa parole qui peut tout. Mais voir une bagarre dans votre arrière-cour avec un coup de bêche m'a appris qu'il existe un grand gouffre entre une histoire grandiose et un sale méfait ".


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