Journalisme(s): au XXIe siècle...

Publié le 27 février 2016 par Jean-Emmanuel Ducoin
Pour Umberto Eco, l’écriture d’articles s’astreint désormais à deux règles, à ses yeux antagonistes, choisir l’une ou l’autre en modifie d’ailleurs l’intention même: « Soit vous construisez votre lecteur, soit vous suivez son goût présupposé avec des études d’opinions." Et puis? Courez voir Spotlight... Écrire. Lecture fascinante d’une longue interview donnée par le regretté Umberto Eco au Monde, en mai 2015, et republiée opportunément après sa disparition. Le sémiologue, philosophe et écrivain y évoquait la place du journalisme dans sa vie –il se plaisait à citer Hegel, selon lequel la lecture des journaux reste «la prière quotidienne de l’homme moderne»– et plus généralement l’importance de cette profession dans le ventre idéologique de nos sociétés conditionnées par la parole formatée. Pour Umberto Eco, l’écriture d’articles s’astreint désormais à deux règles, à ses yeux antagonistes, choisir l’une ou l’autre en modifie d’ailleurs l’intention même: «Soit vous construisez votre lecteur, soit vous suivez son goût présupposé avec des études d’opinions. Des livres disent “je suis comme toi”, d’autres “je suis un autre”. Il faut éviter cette uniformisation du style à laquelle nous assistons, exigée par la nouvelle industrie des médias. (…) On dit que la littérature sert à tenir en exercice le langage, mais la presse devrait avoir le même but. Le poncif paralyse la langue.» Et l’auteur du Nom de la rose ajoutait: «Maintenant, les principales informations peuvent se réduire à une seule colonne du journal, comme le fait le New York Times. C’est pour cette raison que la presse exigeante doit approfondir l’actualité, faire de la place aux idées. (…) Le journalisme doit contribuer à déjouer le règne du faux et de la manipulation. Ce doit être l’un de ses combats, comme celui de faire vivre l’esprit critique, loin du nivellement et de la standardisation de la pensée.» Enquête. Du journalisme au grand écran: courez voir Spotlight! À bien des égards, le film de Tom McCarthy talonne et/ou dépasse les Hommes du président, le mythique récit de l’affaire du Watergate. Cette fois, l’action se passe en 2001, à Boston. Sous l’impulsion d’un nouveau rédacteur en chef plutôt taciturne, qui se voit propulsé à la tête du journal pour sauver les ventes, une petite équipe d’enquêteurs (quatre) du quotidien Boston Globe, réunie sous le nom de code «Spotlight», sont incités par leur nouveau patron à relancer un dossier oublié mais brûlant: les agressions sexuelles subies par des enfants, perpétrés au sein de l’Église. Une enquête minutieuse qui conduit les journalistes concernés, unis et solidaires à toute heure du jour et de la nuit, à repousser les limites de leur profession. Malgré la pression des autorités religieuses et de leurs nombreux soutiens politiques locaux, les gratte-papier transformés en fins limiers s’engagent alors dans une longue et âpre investigation, au cours de laquelle ils mettront au jour un vaste réseau de pédophilie méthodiquement passé sous silence dans la région. Inutile de préciser que la publication de cette vaste enquête, étalée sur des semaines et des mois, valut au Boston Globe le plus beau «scoop» (pardon pour l’expression) de son histoire, couronné d’un prix Pulitzer en 2003, et provoqua un séisme tel qu’une réforme à tous les niveaux de l’institution catholique fut adoptée, à commencer par une pratique de tolérance zéro vis-à-vis de ses émissaires suspectés. Vous l’avez compris: Spotlight raconte dans le menu détail, et jusqu’à perdre le souffle, comment cette vérité cachée fut établie et révélée au grand public par des journalistes et personne d’autre, et non grâce aux mécanismes de régulation des institutions publiques –services de protection de l’enfance, police, justice, etc.– et encore moins religieuses. Nous voyons dans ce film anachronique, dépouillé par son classicisme épuré, tout ce qui compose la vraie vie telle qu’elle est, réelle et fastidieuse, ambitieuse et quelquefois exaltée. Autrement dit le travail de journalistes au quotidien, entre porte-à-porte, coups de fil et épluchages de dossiers dans des bibliothèques et des rayonnages d’archives, tendus par ce seul objectif dont rêvait Sartre: «Décrire le monde, c’est déjà vouloir le changer.» Il était une fois un métier. Le journalisme.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 février 2016.]