Une etrange affaire - 8/10

Par Aelezig

Un film de Pierre Granier-Deferre (1981 - France) avec Michel Piccoli, Gérard Lanvin, Jean-François Balmer, Jean-Pierre Kalfon, Nathalie Baye

Féroce.

L'histoire : Louis travaille dans le service publicité d'un grand magasin parisien. Le patron vient de mourir et un nouveau directeur a été nommé, que personne ne connaît, Bertrand Malair. Il arrive avec deux collaborateurs, qui semblent lui être totalement dévoués. Mahler, énigmatique, cassant, sans état d'âme, fait rapidement comprendre à tout le monde que les choses vont changer, le chiffre d'affaires doit augmenter, et le nombre de postes diminuer... Il prend Louis en sympathie et le jeune homme se dit que peut-être il va enfin être reconnu pour ses réels talents. Aussi se donne-t-il corps et âme pour son nouveau patron... En sacrifiant tout le reste, à commencer par sa femme, Nina.

Mon avis : J'avais gardé un souvenir traumatisant de ce film et, outre l'envie de le revoir, je voulais savoir s'il avait vieilli. Pas d'un iota ! Ni pour la réalisation ni pour le scénario. A l'époque, il nous avait particulièrement marqués ma famille et moi parce que mon père travaillait dans un grand magasin, comme Louis, et, comme dans le film, une nouvelle direction débarquait, brutale, insolente, avec un seul mot à la bouche : rentabilité. Mon père en a fait les frais un peu plus tard. Mes parents ont beaucoup souffert à l'époque... C'était le début du capitalisme décomplexé, alors même que, paradoxalement, nous étions dans les années Miterrand. On croyait encore à la gauche, pour défendre les petites gens, on ne se rendait pas compte qu'une nouvelle façon de diriger les entreprises arrivait, qui chassait les petits patrons d'autrefois, souvent issus d'une famille d'artisans, pour faire place à des financiers. Depuis, cela n'a jamais cessé et c'est de pire en pire. Ce film était précurseur, il délivrait un message extrêmement fort et terrifiant. Et nous vivions presque exactement cette réalité chez moi.

Malair est un abominable manipulateur, un de ces pervers narcissiques, absolument parfaits pour ces rôles de "liquidateur" auxquels font appel les grands groupes. Il a une mission, il la remplit, point barre. Comme un robot. Mieux qu'un robot, car l'intelligence est là et lui permet de déceler rapidement les faiblesses des gens : ceux-là sont des nullards, je vire ; celui-là peut être utile, je garde. Et même dans ceux qu'ils jugent un peu au-dessus du lot, il trouvera le talon d'Achille lui permettant de transformer le collaborateur en domestique corvéable à merci. Il s'entoure très exactement des personnes dont il a besoin, et il fascine tant, il a une telle autorité naturelle qu'il peut ensuite les traiter comme des domestiques : François et Louis portent ses sacoches, accrochent son manteau au porte-manteau, repassent ses costumes, cirent ses pompes, dans le sens littéral du terme... Ils n'ont droit à aucune vie privée, ils doivent toujours être là, présents, disponibles, et travailler... jusqu'à l'épuisement. Et ils obéissent, le cerveau totalement ramolli par l'emprise du Maître. Comme un gourou, ou un démon. Comme un vampire qui suce le sang dont il a besoin jusqu'à la mort de sa victime ("tu n'est plus personne..." dit Nina à Louis). D'ailleurs, avec sa haute taille et son col relevé, Piccoli ressemble à un Nosferatu moderne...

Louis est un homme idéal pour ce chef de meute. Il est compétent et il a "besoin de manger" comme disent les patrons d'aujourd'hui : il est ambitieux, il veut gravir l'échelle sociale, il veut être reconnu. Mais il a vécu sans père et Malair le sait (il fait ses petites enquêtes au préalable). Il joue donc au bon papa, fort, intelligent, protecteur, ce dont Louis a toujours rêvé... Même à la fin (je ne spoile pas), Louis n'a toujours rien compris à ce qui lui est arrivé...

Et puis Malair disparaît comme il est venu. J'ai connu ça dans certaines entreprises. Ils restent six mois, un an ; ils ont pour mission de virer du monde, de faire remonter le chiffre d'affaires, et après ils vont dans une autre boîte. Et ils se félicitent de leurs performances : "C'est moi qui ait viré les 800 personnes de AAA ! Et j'ai aussi fait 600 chez BBB !" (anecdote vécue). Bravo, Messieurs, bravo ; chapeau bas.

Le titre nous dit qu'il s'agit d'une "étrange" affaire. Elle l'est. Rien de mystérieux ou de fantastique. Mais quelque chose de terriblement malsain : la subordination de l'esprit humain, le contrôle du faible par le fort, le pouvoir du capitalisme pur et dur sur les foules de petits moutons obéissants qui se transforment en esclaves sans s'en apercevoir, endormis qu'ils sont par les belles paroles.

La réalisation illustre tout ça avec une efficacité et une précision terribles. Là un mouvement de caméra, là un regard, une moue, ici une réplique à double sens... C'est véritablement brillant. L'ambiance est froide, effrayante, malsaine, on voit ce piège qui peu à peu se referme sur Louis. La psychologie des personnages est parfaitement écrite.

L'interprétation magnifie cette horrible histoire. Lanvin, tout jeune (et sans l'arrogance qu'on lui connaît aujourd'hui) est tour à tour adorable, agaçant (parce qu'il ne pige rien à sa situation), bouleversant... Piccoli, l'ogre ignoble, magnifique, élégant, royal. Et mention spéciale à Kalfon, en âme damnée, mèche facho et soumission absolue au Chef, irrésistible tout à la fois dans la drôlerie et l'horreur !

Les scènes qui tuent :

- le regard empreint d'effroi de Nina lorsqu'elle aperçoit Bertrand pour la première fois, comme si son instinct, à elle, décelait le danger ;

- Bertrand nu dans sa salle de bain, qui appelle Louis, gêné, pour lui parler... de son père... pendant qu'il se rase ;

Si vous n'avez pas vu ce film, faîtes le !

Et il entre dans mon Challenge, rubrique Film que ma mère adorait. Parce qu'elle en parlait sans cesse, et se désespérait qu'il ne repasse pas à la télé. On ne l'avait pas trouvé en VHS. Et il n'est sorti en DVD qu'en 2004.