Thinkerview nous propose régulièrement des entretiens qui sortent des sentiers battus. Cette fois-ci, ils ont cependant décidé de s’attaquer à un sujet assez peu original, l’analyse du journalisme en France. Pour cela, ils ont profité de la création, par Natacha Polony, d’un nouveau think-tank dédié à ce sujet pour lui poser une batterie de questions.
Natacha Polony, c’est cette journaliste et essayiste française qui s’est spécialisée dans l’éducation et les questions sociétales et qu’on voit régulièrement pratiquer les plateaux télés, les chroniques radios ou de presse traditionnelle et qui a constaté un grand trouble dans la force journalistique française. Pour elle, le journalisme du pays n’est plus ce qu’il était et sombre du côté obscur, où il y aurait une façon de ne pas poser les problèmes et de ne pas poser les questions (qu’on devrait pourtant se poser).
Raison indispensable, donc, pour notre Yoda du journalisme de créer le think-tank Comité Orwell qui justifiera amplement une petite interview de derrière les fagots que Thinkerview vous livre ici même.
Les premières minutes de l’entretien laissent faussement s’installer une petite routine de questions-réponses relativement convenues. Abordant la question du journalisme et de sa perception dans l’opinion publique, Polony admet sans mal l’insatisfaction énorme des Français à l’égard des médias. Les Français ne seraient pas correctement informés, les médias alimentant ainsi une forme de trahison dans laquelle les journalistes sont perçus, selon elle, comme les chiens de garde d’un système.
Pour Polony, ce système serait cette connivence entre médias, politiciens et entreprises dans un grand mélange des genres néfaste à la démocratie et à la bonne communication entre le peuple, ceux qui l’informent et ceux qui le dirigent. Pour elle, les élites n’ont plus d’intérêts convergents avec le peuple dont ils ont la charge, ce qui pousse inévitablement à des mouvements sociétaux violents, dont on pressent les prémices dans les récentes élections dans les pays occidentaux, où les peuples tentent de faire comprendre aux dirigeants que leurs intérêts sont maintenant trop divergents les uns des autres.
Soit.
Roulant sur ce constat, que d’autres ont fait depuis un moment, elle embraye facilement (vers 11:45) sur l’évidente contrainte économique qui pèse lourdement sur les journalistes (telle une laisse au cou d’un chien, apparemment). Pouvant perdre son job à tout moment, le journaliste moderne n’est plus libre d’écrire ce qu’il veut ou ce qu’il pense, usant d’auto-censure ou d’aveuglement pratique. Il y aurait des sujets tabous, une police de la pensée, dans lequel « celui qui déborde passe pour un incompétent ou un conspirationniste » et en tout cas, « ne peut plus être pris au sérieux ».
À l’écoute, je n’ai pu m’empêcher de noter que, finalement, à l’aune de cette définition, tout le monde était dépendant économiquement (d’un patron, d’un client, d’un mécène, d’un électeur même) et qu’en conséquence, la parole était bridée partout. Diable. Polony déploierait-elle des trésors d’ingéniosité pour énoncer de telles évidences ? Plus tristement, j’ai aussi noté que la contrainte économique introduite par les subventions massives de l’État à la presse ne semblait pas se ranger dans la même catégorie de laisse que la précédente. On se demanderait presque pourquoi…
Le doute continue de s’immiscer lorsqu’à l’occasion d’aborder le rôle d’internet dans les médias (vers 18:30), elle constate que la presse se fait « uberiser » par internet et le journalisme low cost : dans une course permanente à la vitesse où tout est taillé pour faire de « l’alerte smartphone », le journalisme du temps long serait en train d’être éradiqué. Pour elle, deux causes se dégagent : l’une est économique (oui, encore) — on n’a pas ou plus les moyens de faire du journalisme d’investigation, de réflexion, de recul — et le second serait l’audience, le public (et pire encore, les journalistes eux-mêmes) ne se donnant plus la peine de lire suffisamment.
La suite de l’entretien est un peu du même tonneau, où l’on aborde la déchéance de nationalité, la hiérarchisation des journalistes (depuis les journalistes politiques, en haut, et les autres types de journalistes, en bas), la problématique proximité des journalistes avec leur sujet, et enfin le manque de culture politique ou historique des jeunes générations de journalistes.
Tout ceci n’est guère excitant. Les constats, sans casser trois pattes à un canard, semblent les bons, mais on peine à distinguer une colonne vertébrale à tout ça. C’est au détour d’une question sur Laurent Joffrin (vers 26:30) que, d’un coup, les choses s’éclaircissent.
Interrogée pour savoir si Joffrin n’aurait pas atteint son seuil d’incompétence, Polony, sans doute précautionneuse de ses arrières, prend quelques pincettes pour noter l’absence de résultats fulgurants du directeur de Libération en terme de lectorat ; elle se permet tout de même d’évoquer l’idéologie du patron de presse qui d’un côté défend mordicus un président ayant pourtant renié toutes ses promesses, et qui de l’autre criminalise ceux qui font valoir des opinions politiques différentes des siennes. Dans la foulée, elle explique que Joffrin réagit ainsi car il serait intimement convaincu d’être dans le camp du Bien. On ne le lui fait pas dire…
Mais là, c’est le drame.
Emportée dans son élan, et en l’espace de quelques secondes, Polony sort alors les mêmes âneries que 99% des autres journalistes qu’elle s’est pourtant employée à dézinguer dans tout son discours précédent : pour la brave Natacha, le petit Laurent défend coûte que coûte la sociale-démocratie « qui n’est même plus une sociale-démocratie, mais du libéralisme pur » (27:40).
Patatras.
Pour quelqu’un qui a fait SciencePo et qui n’hésite pas à le rappeler à l’auditeur attentif, on peut légitimement se demander ce qu’elle a retenu de ses cours. Pire : pour quelqu’un qui prétend faire preuve de plus de recul que les autres membres de sa profession (dont les oreilles ont furieusement dû siffler pendant le reste de l’entretien), que voilà bel exemple d’une pensée conforme et symptomatique d’un trajet parfaitement fixé qu’elle emprunte comme une petite loco sur de longs rails solidement fixés vers l’abîme intellectuel où tous les maux de la planète ont trouvé un dénominateur commun, à savoir le libéralisme pur, le turbo-libéralisme caca, l’ultralibéralisme déchaîné.
Et d’un envoi d’épithète à un autre, poum, voilà le pauvre Joffrin, pourtant déjà rhabillé pour l’hiver et le suivant, taxé de libéral, injure suprême et d’autant plus lolifiante que le pauvret n’est pas le dernier à distribuer, lui aussi quand on le lui demande, de cet anathème à qui osera se fendre d’objections à son encontre.
Joffrin qui accuse les méchants de libéralisme pendant que Polony accuse Joffrin de libéralisme, mathématiquement, au moins un des deux se trompe. Tout ce libéralisme qui souffle en tempête sur le pays semble faire d’immense dégâts… Et l’observateur goguenard un peu lucide n’aura pas de mal à déceler que ces deux journalistes, empêtrés dans leur salmigondis intellectuel, sont tous les deux aussi éloignés qu’on peut l’être de la raison.À partir de ce point, on pourrait arrêter de se gondoler et reprendre calmement l’interview. Le geste serait beau, courageux même, d’autant que quelques petits sushis de pensée pratique à gober s’égaillent joyeusement dans la suite (Natacha parle des Français, Natacha pense le monde, Natacha fait de la cuisine politique, Natacha fait de la géopolitique — mais on préfèrera celle de Conesa, interrogé par la même équipe Thinkerview, bref Natacha meuble bien).
Malheureusement, ce qu’elle raconte ensuite est teinté de cette révélation qu’elle raconte, finalement, exactement la même chose, d’une façon à peine différente, que ses collègues journalistes qu’elle fustige pourtant à grand coup de cuillère à pot.
D’ailleurs, à plusieurs reprises, elle montre très clairement n’accorder qu’assez peu de sens critique et de capacité d’analyse aux téléspectateurs, aux auditeurs et aux lecteurs des différents médias disponibles en France. Là encore comme 99% de ses collègues, elle n’a pas de mal a estimer que le peuple est tenu dans l’ignorance en jouant sur sa paresse et sur les ficèles de la société de consommation (qu’elle critique en détail, là encore comme 99% de ses collègues).
Interrogée sur cette tendance, elle expliquera évidemment ne surtout pas déconsidérer ces individus, allant jusqu’à expliquer qu’on les a volontairement abêtis (« on » étant les méchants, le système, les autres, le libéralisme notamment), résumé vers 33:20 par un « triptyque télévision, publicité et grande distribution » qui aurait englué les gens chez eux devant la télé sans possibilité de dépassement. Que la baisse de niveau culturel et intellectuel puisse provenir de l’effondrement complet du niveau scolaire, lui-même directement dépendant des décisions politiques de plus en plus calamiteuses prises depuis 40 ans en la matière, ça ne l’effleure pas trop. Que le délitement de la société française soit en corrélation presque parfaite avec l’accroissement de l’interventionnisme de l’État dans toutes les parties d’icelle ne l’a sans doute jamais troublé (tout comme 99% de ses collègues), tout simplement parce qu’il est bien plus commode de cogner (comme 99% de ses collègues) sur les méchants capitalistes.
Quelque part, tout ceci est un peu triste puisqu’on échappe encore une fois à une pensée vraiment originale. On pourra toujours souhaiter que le Comité Orwell de Polony parvienne à faire un peu bouger les lignes journalistiques actuelles, mais les prémices semblent bien ternes : en parlant des autres journalistes, sa présidente démontre assez bien leur panurgisme sans arriver le moins du monde à prouver qu’elle n’en est pas elle-même atteinte.