Auxeméry rend compte ici de la parution d’un livre de Clayton Eshleman aux États-Unis. Il en donne un aperçu et en propose la traduction d’un extrait.
Vient de paraître : Clayton Eshleman: The Essential Poetry (1960-2015)
Black Widow Press, Boston 2015
Clayton Eshleman reprend, en tête de cette anthologie qui condense en effet l’essentiel de sa production depuis ses débuts il y a 55 ans, son Credo, énoncé en 1993 : « Poète est celui qui, lié à la terre, finit par découvrir véritablement, par l’usage de la parole, ce qui constitue ce lien & ce qui s’ensuit pour son moi personnel, grâce à l’ensemble des prolongements métaphoriques touchant à ses déterminations particulières. » Poète par conséquent, celui qui est pleinement responsable de ce qu’il voit s’accomplir de son destin, dans ses relations avec les autres, dans le domaine de l’amour comme de l’amitié, et sur le terrain plus large encore des positions qu’il est amené à soutenir, quant à la vision qu’il entretient sur ses rapports nécessaires au monde. Il est ainsi amené à se transformer, « alchimiquement, psychologiquement et socialement », dit Eshleman, afin de montrer en quelque sorte une voie pour qui voudra l’entendre. Il prend en charge les désespoirs comme les promesses de réalisation que la fréquentation de l’humain tel qu’il est & va, engendre. Il va jusqu’à énoncer cette vérité-là : « Le poète… est hors du temps & dans le temps ; il est relié à ces chamans de jadis qui cherchaient le lieu de l’origine là où, sans l’incubation du péché, ils rejetaient le corps natal afin d’obtenir un corps qui soit leur propre création. Il sait que le lieu originel se situe en-dessous de l’enfer & peut encore y accéder de nos jours, que l’inspiration est le rythme de la musique antiphonaire de l’orgasme, & qu’étant un faiseur-d’images, il ne participe pas seulement au torrent médiatique de son époque, mais à ce transfert des temps primitifs d’il y a environ 35.000 ans, opérant le passage d’aucune image du monde à une image. »
Clayton Eshleman aura passé sa vie à explorer les cavernes de l’être. Je peux me permettre ici d’évoquer un souvenir personnel qui m’est cher. Notre rencontre s’est effectuée il y a de nombreux lustres maintenant à la porte de la grotte de Lascaux ; né à quelques encablures de là, j’étais le rejeton du pays même (et j’avais visité le lieu de l’origine, dans mon enfance, en famille), mais cette visite en compagnie de celui qui à l’instant devenait mon ami fut une sorte d’initiation nouvelle ; elle me confirmait en tout cas dans une conviction dès lors partagée : poésie n’est pas simple jeu de langage ou exposition d’ego ou variation plus ou moins formellement achevée sur thèmes convenus, mais exploration permanente des profondeurs de l’être. Et la caverne est entièrement en nous, autant qu’elle est ce composé de roc, de tuf, de boyaux minéraux et végétaux, de pigments déposés sur ses parois, ce complexe habité de visions et d’énigmes. User de la parole poétique est toujours et avant tout apprendre à déchiffrer, pour soi-même et pour tous, les signes que les désirs & les angoisses propres à ce qui constitue le fond même de l’humain ont déposé sur les murs des abris, précaires et toujours menacés, où notre existence a trouvé depuis la nuit des temps, & trouve encore à se réfugier. La parole poétique explore, et ne saurait faire que cela (selon des modes de réalisation qui évidemment évoluent, & se transforment eux-mêmes en fonction des lieux où elle se réalise, & des temps où elle naît & choisit de se manifester), elle parcourt, examine, sonde, décrit, mais décrit avec le scalpel de l’esprit le plus aiguisé, le plus affuté, le moins lâche, et donc affronte, en vérité, tout ce qui de et dans l’humain fait horreur autant que ce qui fait joie. Par exemple, Clayton Eshleman a longuement médité sur les créations du plasticien Michel Nedjar, cet artiste, dont la famille a subi l’extermination nazie, comme beaucoup, qu’on range souvent dans la catégorie de l’art brut, alors que ses poupées de chiffons, ses amulettes d’argile, ses faces de déchets aux yeux aveugles et terriblement présents – fantômes devenus concrets sous sa main, et visibles pour notre œil afin qu’il ne s’en détourne pas –, sont bien au-delà de toute catégorisation, et qui nous a donné à voir ce que les tréfonds de l’âme humaine peuvent engendrer de monstrueusement normal, et que l’art doit permettre précisément d’exorciser ! Eshleman suit une voie semblable : traquer ce qui, dans le monde humain, respire comme ce qui obstrue ; rejoindre donc, et reprendre à son compte, comme il le dit, le geste du chaman (Artaud en étant pour lui chez nous le dernier représentant de source véridique ; mais ses pairs sont aussi Aimé Césaire ou Cesar Vallejo ou Michel Deguy, qu’il a traduits) qui convoque les voix et fait parler le corps désirant, afin de lui donner accès à sa propre vérité, après l’avoir nettoyé, en les épuisant, des superstitions & des contraintes maléfiques (les spectres hérités de l’enfance, les ombres qui vibrionnent & sucent la substance de soi, & bloquent l’expression) dont le corps s’encombre. La poésie se fait alors « traduction », mais pas uniquement au sens où l’on établit un passage d’une langue en une autre, mais où l’on fait advenir une nouvelle psyché, où l’on permet au corps vivant de se doter d’une forme neuve de rapport au monde.
Eshleman a chanté le chant immémorial des « pères de Lascaux » ; il a arpenté le territoire des ancêtres & celui de ce temps-ci ; il a été, grâce à son activité d’éditeur de deux revues de haute lisse, Caterpillar dans les années 70 & Sulfur dans les années 80 et 90 du siècle précédent, le passeur de nombreux autres poètes : parmi ceux-ci, je distinguerai évidemment Robert Duncan et Charles Olson. Eshleman est de cette lignée-là. On ne peut que saluer la parution de cette anthologie. Et je voudrais ajouter que le visage de Clayton Eshleman est pour moi inséparable de celui de Caryl, son épouse, son double aimé, sans qui l’œuvre serait vide de sang & d’esprit.
Auxeméry, 18/02/2016
* * *
Éternité
Je m’en souviens
il y a deux mois j’y pensais
si tu mourais avant moi
si j’avais vraiment perdu la vie,
est-ce que je pourrais pénétrer la mort
et t’en ramener,
et vivre encore avec toi ?
Je t’ai vu qui tombais, qui te penchais
c’était toi, disait
Caryl, mon désir est de vivre avec toi
si fort que je suis entrée dans la mort afin
de te donner courage de vivre encore avec moi
Et ce que me dit ce que j’ai vu c’est
que tu viendrais, et que moi je t’aiderais
à revenir
nous ferions un long bout de chemin ensemble,
nulle question d’argent ni de pitié, ni même
de temps, il nous faudrait continuer encore et encore, à quérir
notre nourriture, manger, faire l’amour, dormir, quand nous pourrions
Il existe, en cette vie, quelque chose
qui a forme ainsi, je le sens, tout me le dit,
quand nous allons au lit à telle heure précise, programmée,
et ce n’est pas l’absence de ces choses-là,
c’est quelque chose que nous allons saisir
en cette vie, chacune de nos vies, et savoir
mais savoir doucement, totalement, mais doucement
comment dire, comment ? Tout
doucement vraiment ? Voilà le héros, enlacé
à l’héroïne, humblement fidèle à l’écoute
de l’un et l’autre, forme géante
en tout petit, ombres de moulin ailes tournant
tournant sur l’herbe
Poème extrait du recueil What She Means, 1978
Traduction : Auxeméry, 17/02/2016