Jacques Majorelle (1886-1962), Jeune noire alanguie
Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. Il a obtenu le prix Goncourt en 1987 pour La nuit sacrée. Il est l'auteur aux Éditions Gallimard de romans, parmi lesquels Partir et Le bonheur conjugal, de récits et de recueils de poèmes. Gallimard Extrait Ce matin, l'air était doux. Un peu de fumée laissait des traces dans la blancheur de l'horizon. C'était le moment où les potiers et les boulangers allumaient les fours. Vu de loin, Fès ressemblait à un grand bol blanc couvrant d'autres bols. Fès subjuguait tous ceux qui la découvraient pour la première fois. Les toits et les terrasses communiquaient entre eux et dessinaient en s'enchevêtrant une arabesque qui entraînait la rêverie des visiteurs venus des contrées les plus lointaines. Elle avait son odeur, sa fragrance propre, un effluve indéfinissable portant la mémoire de tous les parfums déversés sur le sol depuis 808, date de sa fondation par Moulay Idriss Ier, descendant directement du prophète Mohammad. L'esprit de la ville s'étendait au-delà de ses frontières. Fès rayonnait et faisait entendre sa musique dans tout le pays. C'en était presque gênant pour les habitants des villes avoisinantes. Fès était le tombeau du Temps, la source enchantée de l'Esprit, le refuge des repentis et le divan des poètes qui tissaient de leurs vers les ruelles sombres et étroites. C'était aussi le centre du commerce, de l'échange, de l'arbitrage et de toutes les enchères pour l'or et la soie. Chaque chose était à sa place. C'était cela le secret de cette cité. Aux juifs, l'or, les fils d'or, les matelas remplis de laine brute. Ils avaient leur quartier, le Mellah au seuil de la médina. Un peu de condescendance de la part des Fassis musulmans, mais pas de rejet et encore moins de violence. Pas de mariage mixte non plus. Toute la ville se souvient de l'épisode qui avait failli ruiner la coexistence des deux communautés, lorsque Mourad, fils du professeur de théologie Laraki, voulut se marier avec Sarah, la fille du rabbin. Le scandale avait fait beaucoup de bruit. Les deux amoureux durent s'exiler en terre étrangère, en France ou en Belgique. La consigne avait été donnée des deux côtés d'oublier ces enfants que la folie avait égarés. On faisait comme s'ils n'avaient jamais existé. Curieusement cet épisode avait rapproché les deux familles en créant des liens. Les mères se voyaient en cachette dans l'espoir d'obtenir quelque information sur leurs enfants. Le temps ayant passé, Mourad et Sarah débarquèrent un jour sans prévenir avec un bébé dans les bras. Ce fut cette naissance qui réconcilia les enfants avec leur famille respective. Mais au font, il restait un sentiment de regret qui s'exprimait par des soupirs ou des regards désapprobateurs.