Quand on a déjà lu Khadra, normalement il est inutile de revenir sur la qualité de sa plume, mais je ne peux pas m'en empêcher, ses talents de conteur sont condensés dans ce dernier ouvrage.
On oscille entre haine, pitié et dégoût. L'utilisation du " je " est tellement singulière, quand on connait l'auteur (je ne prétends pas le connaitre vraiment mais j'ai eu le plaisir d'échanger avec lui à plusieurs reprises sur des salons), il est d'une grande élégance, et à le voir utiliser le " je ", entrer dans la peau du Raïs, j'avoue que dès la première page, je me suis posée la question : Khadra est aux antipodes de ce qu'était Mouammar, va-t-il pouvoir entrer dans le personnage ? Il n'y est pas entré, il l'a vécu, vêtu, revêtu, il fait de cette mégalomanie, de cette violence, de cet être exécrable, un page-turner.
L'incongruité de la situation est vite balayée, son style percutant, épuré, la description intense vous plongent dans le personnage. Un pari résolument réussi.
On connait tous son issue fatale, on croit le connaitre, en revanche, on découvre ou redécouvre la face cachée. Mouammar Kadhafi est bien ce tyran sanguinaire mais on est brimbalé entre le visionnaire tyrannique et le bédouin indomptable, entre ce cruel tortionnaireet cet être en mal d'amour, mutilé par l'absence du père, cette incommensurable envie d'être aimé, adulé. " Ce peuple m'a-t-il sincèrement aimé ou n'a-t-il été qu'un miroir qui me renvoyait mon narcissisme démesuré ? "
Une envie déraisonnable, mais à la hauteur de l'amour qu'il porte à sa patrie, ce Guide comme il aime être appelé, adore avant tout sa Lybie, il renverse la monarchie dans un but : faire de la Lybie une grande nation. " Je n'ai ménagé aucun effort pour qu'en Libye les joies, les fêtes et les espérances cadencent le pouls de mon peuple, pour que l'ange et le soleil soient indissociables du rire d'un marmot. " " Bâtard ou orphelin, je m'étais substitué au destin d'une nation en devenant sa légitimité, son identité. Pour avoir donné naissance à une nouvelle réalité, je n'avais plus rien à envier aux dieux des mythologies ni aux héros de l'Histoire. J'étais digne de n'être que Moi "
Quelques échanges intéressants avec des homologues déchus pimentent ces pages, en l'occurrence Saddam et Benali, mais je tiens surtout à attirer l'attention du lecteur, de bien s'imprégner des passages sur Van Gogh, la chute est juste sublime.
Date de parution: 19 août 2015