Dans ces rencontres informelles et dont la tenue n'a même pas transpiré dans la presse, il semblerait que devant l'encadrement et les représentants syndicaux, Alberto Manguel n'ait pas voulu se prononcer sur ce point qui est la préoccupation majeure des salariés, se contentant de renvoyer à des décisions du gouvernement sur lesquelles il aurait déclaré qu'il n'avait aucun poids et n'entendait pas en avoir. Ce que les syndicalistes ont interprété non seulement comme une fin de non recevoir mais aussi comme une indifférence à leur sort humain.
Il résulte de cette visite, sans aucun doute bien intentionnée, une montée en puissance du stress au travail qui s'étend en tache d'huile dans le personnel qui se sent abandonné et méprisé. Ce qui est désastreux dans n'importe quelle organisation de travail... Comme aucune nomination par intérim n'est intervenue depuis le départ de l'ancien directeur (1), la BN n'est plus dirigée depuis le 1er janvier. Il n'y a donc personne qui ait l'autorité institutionnelle pour rassurer les salariés, leur donner un cap, casser le cours des rumeurs. Et comme la nature et les communautés de travail ont horreur du vide, l'imagination est lâchée, Radio Moquette (qu'on appelle radio pasillo en Argenitne) fonctionne à plein et l'affolement est général. Il semble bien que la visite et le peu d'information qu'elle a permis de distribuer ait donc empiré une situation déjà tendue au lieu de faire retomber ces tensions.
Ce matin, Página/12 en fait la une de ses pages culturelles avec un article, que je trouve personnellement très irresponsable, parce que le journaliste se contente de rapporter, sans aucune distance critique, les propos affolés et presque complotistes de deux délégués syndicaux remontés comme des pendules, qui s'expriment de façon péremptoire et dressent un portrait exécrable du futur directeur (2), et de deux salariés anonymes qui décrivent, sincèrement sans aucun doute, le malaise profond, presque déjà traumatique, dont souffre une majorité de salariés, abandonnés à eux-mêmes et en proie à toutes les angoisses, au milieu d'une vague de licenciements que personne n'avait vu venir, dans un secteur public concentré sur la capitale fédérale, qui se transforme ainsi en véritable bouillon de culture. Página/12 ne fait donc que jeter de l'huile sur le feu en ne triant pas dans les propos qui lui sont tenus, en ne faisant aucune analyse des symptômes psychiques qu'ils révèlent, provenant d'une collectivité professionnelle soumise à un stress intense. Or la psychologie est suffisamment développée et en pointe en Argentine pour qu'on puisse trouver des spécialistes de la question qui auraient pu faire une lecture clinique de tous ces propos au lieu qu'ils soient pris ici au pied de la lettre. Dans ces conditions-là, l'article devient un outil auto-prédictif puisqu'il renforce les angoisses des salariés qui vont le lire. On peut imaginer comment le journal va circuler demain dans les bureaux de la BN parmi les salariés qui ne sont pas en vacances !
Devant la menace d'un tel cercle vicieux, Pablo Avelluto, le ministre de la Culture, aurait intérêt à réagir dès lundi matin en nommant de toute urgence un directeur intérimaire, peut-être même quelqu'un qui vienne de l'extérieur (3) et qui puisse casser le processus pathogène qui est lancé. En tout cas, lorsque je lis cet article, je doute fort qu'il soit facile et rapide pour Alberto Manguel de ramener le calme lorsqu'il prendra effectivement ses fonctions de directeur en juillet prochain et de rassembler le personnel autour de lui dans une confiance dynamique. Si aucune mesure n'est prise, la situation va pourrir. Dans une semaine, à la rentrée du 1er mars, ce sera déjà très explosif et, à l'ouverture de la Feria del Libro, que Manguel doit inaugurer en avril, le gaz s'enflamme et ça saute !
Déjà, les syndicalistes lui attribuent une politique qu'ils rejettent fermement (celle de faire de la BN une institution élitiste, fermée, réservée à une poignée de chercheurs universitaires patentés) (4) et qu'ils combattent déjà. Et ils envisagent d'aller troubler la cérémonie d'inauguration de la Feria del Libro et quand les syndicats argentins se mêlent de semer le trouble quelque part, ils ne le font pas à moitié.
Chose curieuse, Página/12 n'a pas mis de gros titre sur cette une des pages culturelles. Ce choix est rare, il correspond souvent à un hommage à un mort illustre. Comme si le journal annonçait déjà un prochain retrait de ce directeur dont la nomination officielle avait tant fait rêver le monde. Et il n'est pas impossible que le spécialiste incontesté du livre que tout le monde admire dans la personne de Alberto Manguel ne soit pas doté du sens du management et du leadership dont il aura besoin pour naviguer par gros temps. On peut être, dans un contexte beaucoup plus délicat, devant un autre "syndrome Benjamin Millepied" et donc d'une erreur de casting... D'autant que Manguel a contre lui, aux yeux des syndicalistes et des kirchneristes et c'est bien regrettable mais c'est là, d'avoir fait toute sa carrière en dehors du pays. Dans l'article, il lui est même reproché d'avoir la nationalité canadienne, voire d'avoir perdu la nationalité argentine (alors qu'il l'a gardée). En sous-entendu, il est accusé (je pèse mes mots) ne pas être argentin, donc de ne rien comprendre au pays. Ce sont des propos d'une xénophobie honteuse, qui a du mal à s'assumer, mais qui transparaît tout de même (et ça ne sent pas très bon).
En manchette, pour en remettre une couche, le journal ne dispose que d'une seule manchette, consacrée à une pétition contre le ministre de la Culture de la Ville de Buenos Aires, Darío Lopérfido, qui a mis en doute il y a déjà plusieurs semaines la réalité du chiffre de 30 000 disparus sous la dictature. Les signataires exigent son limogeage alors que s'approche le 40ème anniversaire du coup d'Etat de 1976.
Cette fois-ci, on est peut-être en présence d'une opération de presse efficace et donc potentiellement dangereuse pour combattre ce gouvernement, car un échec de ce directeur-là à la BN aurait un retentissement fort dans l'opinion publique argentine, dans une partie de l'électorat de Macri(l'électorat modéré, de centre-droit) et dans toute l'opposition (qui s'en réjouirait), et à l'extérieur, en Espagne (Manguel est éditorialiste dans El País), aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne aussi sans doute. Or ce sont là des pays importants pour la diplomatie de Mauricio Macri. Cet article paraît très peu de temps avant l'arrivée de François Hollande, dont la visite va raviver quelques blessures encore mal cicatrisées (les victimes de la Dictature), puis un mois plus tard, celle de Barack Obama, beaucoup plus médiatique à l'échelle mondiale, quelques jours avant l'audience auprès du Pape (5), qui n'aura de retentissement médiatique qu'en Argentine, à un moment où les syndicats menacent d'une grève des enseignants à la rentrée des classes dans dix jours (à cause d'un recul incompréhensible du ministre dans la négociation salariale en cours) et alors qu'apparaissent des indices concrets et certaines preuves des affaires de corruption du gouvernement précédent.
Pour aller plus loin : lire l'article de Página/12 lire aussi l'article de La Nación sur le succès actuel des théories complotistes, expliqué par plusieurs experts internationaux, qui attribuent ces croyances aberrantes à la perte de confiance dans les pouvoirs publics.
(1) L'ancien directeur, le sociologue kirchneriste Horacio González, s'est effectivement retiré au 31 décembre, après sa démission dès la prestation de serment de Mauricio Macri. Il avait, semble-t-il, la confiance des syndicats, qui parlent eux-mêmes de confiance de l'ensemble du personnel. Mais je ne suis pas persuadée que les syndicats en question soient réellement représentatifs de tout ce personnel. Les prises de position des syndicats en Argentine sont très critiquées par les travailleurs qui sont loin de tous se reconnaître dans ces organisations. Un peu comme ce qu'il se passe en France, avec là-bas aussi, une disjonction institutionnelle entre syndicats et administration des allocations et indemnités sociales. (2) Un portrait qui est peut-être exact mais pour l'instant il est difficile de le savoir car ces propos sont ceux d'une personne qui s'inscrit a priori dans une relation contentieuse avec Alberto Manguel et qui soit voit ce qu'elle a envie de voir soit parle ainsi pour justifier, délibérément ou inconsciemment, les sentiments de défiance et d'hostilité qui sont déjà profondément installés. (3) Dans l'article de Página/12, il est suggéré que cette nomination pourrait tomber sur la sous-directrice, qui est restée en poste mais qui est actuellement en vacances. Mais dans ces cas-là, il est rare que la nomination soit la bonne décision. Tout d'abord, parce que l'intéressé lui-même sait qu'il n'est là que pour très peu de temps à l'issue duquel il sera rétrogradé à sa position antérieure. Cela ne donne à la personne ni le confort psychique ni l'autorité dont on a besoin pour rassurer ses collègues et les remettre paisiblement au travail. Tandis que quelqu'un qui vient de l'extérieur et qui y retournera... (4) Horacio González, et c'est tout à son honneur, en avait fait une institution ouverte sur le grand public, avec de grandes plages d'ouverture, y compris en nocturne et le week-end, et tout un programme d'animations gratuites, avec concerts, conférences, présentations de livres. Cette politique-là serait condamnée et on reviendrait à une bibliothèque ouverte seulement en journée du lundi au vendredi, avec peut-être même une fermeture à l'heure du déjeuner, comme c'est le cas d'une bibliothèque universitaire lambda (or Manguel vit à New-York). Ce qui bien évidemment devrait entraîner une baisse des effectifs, puisqu'il n'y aurait plus de travail ni le soir ni le week-end. Et les syndicats sont donc vent debout à cette perspective, plus encore peut-être que devant la perte du contact avec le public large et la restriction de l'accès au savoir que cela représenterait sur le plan social. (5) L'ambassadeur argentin près le Saint-Siège a dû faire une déclaration publique sur la bonne qualité des relations entre le nouveau Président et le Pape François, parce que la volonté de Macri de donner aux relations bilatérales une tournure nettement plus protocolaire, avec quoi la culture argentine se marie assez mal, fait naître des rumeurs de dissensions personnelles entre les deux hommes. Au lendemain de l'élection de Macri, ce thème du Pape François faisait partie des points d'interrogation dont je dressais la liste... Je constate que je ne m'étais pas vraiment trompée.