Il y a quelques jours, Alberto Manguel,
le directeur de la Bibliothèque nationale argentine, nommé mais
encore en attente d'entrer en fonction, a rendu une visite de
quelques jours à l'institution, en profitant d'un court séjour au
pays. Sans doute dans l'intention louable de faire connaissance en
toute bonne foi et entre adultes avec le personnel. Mais des bruits
insistants courent à la BN Mariano Moreno au sujet d'une prochaine
vague de licenciements comme il y en a déjà eu dans de nombreuses
institutions dépendant du ministère de la Culture. Or pour le
moment, la BN a été épargnée et plus elle est épargnée, plus
les rumeurs circulent que cela cache quelque chose de très grave.
Dans ces rencontres informelles et dont
la tenue n'a même pas transpiré dans la presse, il semblerait que
devant l'encadrement et les représentants syndicaux, Alberto Manguel
n'ait pas voulu se prononcer sur ce point qui est la préoccupation
majeure des salariés, se contentant de renvoyer à des décisions du
gouvernement sur lesquelles il aurait déclaré qu'il n'avait aucun
poids et n'entendait pas en avoir. Ce que les syndicalistes ont
interprété non seulement comme une fin de non recevoir mais aussi
comme une indifférence à leur sort humain.
Il résulte de cette visite, sans aucun
doute bien intentionnée, une montée en puissance du stress au
travail qui s'étend en tache d'huile dans le personnel qui se sent
abandonné et méprisé. Ce qui est désastreux dans n'importe quelle
organisation de travail... Comme aucune nomination par intérim n'est
intervenue depuis le départ de l'ancien directeur (1), la BN n'est
plus dirigée depuis le 1er janvier. Il n'y a donc
personne qui ait l'autorité institutionnelle pour rassurer les
salariés, leur donner un cap, casser le cours des rumeurs. Et comme
la nature et les communautés de travail ont horreur du vide,
l'imagination est lâchée, Radio Moquette (qu'on appelle radio
pasillo en Argenitne) fonctionne à plein et l'affolement est
général. Il semble bien que la visite et le peu d'information
qu'elle a permis de distribuer ait donc empiré une situation déjà
tendue au lieu de faire retomber ces tensions.
Ce matin, Página/12 en fait la une de
ses pages culturelles avec un article, que je trouve personnellement
très irresponsable, parce que le journaliste se contente de
rapporter, sans aucune distance critique, les propos affolés et
presque complotistes de deux délégués syndicaux remontés comme des pendules, qui s'expriment
de façon péremptoire et dressent un portrait exécrable du futur
directeur (2), et de deux salariés anonymes qui décrivent,
sincèrement sans aucun doute, le malaise profond, presque déjà
traumatique, dont souffre une majorité de salariés, abandonnés à
eux-mêmes et en proie à toutes les angoisses, au milieu d'une vague
de licenciements que personne n'avait vu venir, dans un secteur public
concentré sur la capitale fédérale, qui se transforme ainsi en
véritable bouillon de culture. Página/12 ne fait donc que jeter de
l'huile sur le feu en ne triant pas dans les propos qui lui sont
tenus, en ne faisant aucune analyse des symptômes psychiques
qu'ils révèlent, provenant d'une collectivité professionnelle soumise à un
stress intense. Or la psychologie est suffisamment développée et en
pointe en Argentine pour qu'on puisse trouver des spécialistes de la
question qui auraient pu faire une lecture clinique de tous ces propos au lieu qu'ils soient pris ici au pied de la lettre. Dans ces conditions-là,
l'article devient un outil auto-prédictif puisqu'il renforce les
angoisses des salariés qui vont le lire. On peut imaginer comment le
journal va circuler demain dans les bureaux de la BN parmi les
salariés qui ne sont pas en vacances !
Devant la menace d'un tel cercle
vicieux, Pablo Avelluto, le ministre de la Culture, aurait intérêt à réagir dès lundi matin en
nommant de toute urgence un directeur intérimaire, peut-être même
quelqu'un qui vienne de l'extérieur (3) et qui puisse casser le
processus pathogène qui est lancé. En tout cas, lorsque je lis cet
article, je doute fort qu'il soit facile et rapide pour Alberto Manguel de ramener le calme lorsqu'il prendra effectivement ses fonctions de
directeur en juillet prochain et de rassembler le personnel autour de lui dans une confiance dynamique. Si aucune mesure n'est prise, la
situation va pourrir. Dans une semaine, à la rentrée du 1er
mars, ce sera déjà très explosif et, à l'ouverture de la Feria del
Libro, que Manguel doit inaugurer en avril, le gaz s'enflamme et ça saute !
Déjà, les syndicalistes lui
attribuent une politique qu'ils rejettent fermement (celle de faire
de la BN une institution élitiste, fermée, réservée à une
poignée de chercheurs universitaires patentés) (4) et qu'ils
combattent déjà. Et ils envisagent d'aller troubler la cérémonie
d'inauguration de la Feria del Libro et quand les syndicats argentins
se mêlent de semer le trouble quelque part, ils ne le font pas à
moitié.
Chose curieuse, Página/12 n'a pas mis
de gros titre sur cette une des pages culturelles. Ce choix est rare,
il correspond souvent à un hommage à un mort illustre. Comme si le
journal annonçait déjà un prochain retrait de ce directeur dont la
nomination officielle avait tant fait rêver le monde. Et il n'est
pas impossible que le spécialiste incontesté du livre que tout le
monde admire dans la personne de Alberto Manguel ne soit pas doté du
sens du management et du leadership dont il aura besoin pour naviguer
par gros temps. On peut être, dans un contexte beaucoup plus délicat, devant un autre "syndrome Benjamin Millepied" et donc d'une erreur de casting... D'autant que Manguel a contre lui, aux yeux des
syndicalistes et des kirchneristes et c'est bien regrettable mais c'est là, d'avoir fait toute sa carrière en dehors du pays. Dans l'article, il lui est même
reproché d'avoir la nationalité canadienne, voire d'avoir perdu la nationalité argentine (alors qu'il l'a gardée). En sous-entendu, il est accusé (je pèse mes mots) ne pas être argentin, donc de ne rien comprendre au pays. Ce
sont des propos d'une xénophobie honteuse, qui a du mal à
s'assumer, mais qui transparaît tout de même (et ça ne sent pas
très bon).
En manchette, pour en remettre une
couche, le journal ne dispose que d'une seule manchette, consacrée à
une pétition contre le ministre de la Culture de la Ville de Buenos
Aires, Darío Lopérfido, qui a mis en doute il y a déjà plusieurs
semaines la réalité du chiffre de 30 000 disparus sous la
dictature. Les signataires exigent son limogeage alors que s'approche
le 40ème anniversaire du coup d'Etat de 1976.
Cette fois-ci, on est peut-être en
présence d'une opération de presse efficace et donc potentiellement
dangereuse pour combattre ce gouvernement, car un échec de ce
directeur-là à la BN aurait un retentissement fort dans l'opinion
publique argentine, dans une partie de l'électorat de Macri(l'électorat modéré, de centre-droit) et dans toute l'opposition
(qui s'en réjouirait), et à l'extérieur, en Espagne (Manguel est
éditorialiste dans El País), aux Etats-Unis, au Canada, en
Grande-Bretagne aussi sans doute. Or ce sont là des pays importants
pour la diplomatie de Mauricio Macri.
Cet article paraît très peu de temps
avant l'arrivée de François Hollande, dont la visite va raviver
quelques blessures encore mal cicatrisées (les victimes de la
Dictature), puis un mois plus tard, celle de Barack Obama, beaucoup
plus médiatique à l'échelle mondiale, quelques jours avant
l'audience auprès du Pape (5), qui n'aura de retentissement
médiatique qu'en Argentine, à un moment où les syndicats menacent
d'une grève des enseignants à la rentrée des classes dans dix
jours (à cause d'un recul incompréhensible du ministre dans la
négociation salariale en cours) et alors qu'apparaissent des indices
concrets et certaines preuves des affaires de corruption du
gouvernement précédent.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12
lire aussi l'article de La Nación sur
le succès actuel des théories complotistes, expliqué par plusieurs
experts internationaux, qui attribuent ces croyances aberrantes à la
perte de confiance dans les pouvoirs publics.
(1) L'ancien directeur, le sociologue
kirchneriste Horacio González, s'est effectivement retiré au 31
décembre, après sa démission dès la prestation de serment de
Mauricio Macri. Il avait, semble-t-il, la confiance des syndicats,
qui parlent eux-mêmes de confiance de l'ensemble du personnel. Mais
je ne suis pas persuadée que les syndicats en question soient
réellement représentatifs de tout ce personnel. Les prises de
position des syndicats en Argentine sont très critiquées par les
travailleurs qui sont loin de tous se reconnaître dans ces
organisations. Un peu comme ce qu'il se passe en France, avec là-bas
aussi, une disjonction institutionnelle entre syndicats et
administration des allocations et indemnités sociales.
(2) Un portrait qui est peut-être
exact mais pour l'instant il est difficile de le savoir car ces
propos sont ceux d'une personne qui s'inscrit a priori dans une
relation contentieuse avec Alberto Manguel et qui soit voit ce
qu'elle a envie de voir soit parle ainsi pour justifier,
délibérément ou inconsciemment, les sentiments de défiance et
d'hostilité qui sont déjà profondément installés.
(3) Dans l'article de Página/12, il
est suggéré que cette nomination pourrait tomber sur la
sous-directrice, qui est restée en poste mais qui est actuellement
en vacances. Mais dans ces cas-là, il est rare que la nomination
soit la bonne décision. Tout d'abord, parce que l'intéressé
lui-même sait qu'il n'est là que pour très peu de temps à l'issue
duquel il sera rétrogradé à sa position antérieure. Cela ne donne
à la personne ni le confort psychique ni l'autorité dont on a
besoin pour rassurer ses collègues et les remettre paisiblement au
travail. Tandis que quelqu'un qui vient de l'extérieur et qui y
retournera...
(4) Horacio González, et c'est tout à
son honneur, en avait fait une institution ouverte sur le grand
public, avec de grandes plages d'ouverture, y compris en nocturne et
le week-end, et tout un programme d'animations gratuites, avec
concerts, conférences, présentations de livres. Cette politique-là
serait condamnée et on reviendrait à une bibliothèque ouverte
seulement en journée du lundi au vendredi, avec peut-être même une
fermeture à l'heure du déjeuner, comme c'est le cas d'une
bibliothèque universitaire lambda (or Manguel vit à New-York). Ce
qui bien évidemment devrait entraîner une baisse des effectifs,
puisqu'il n'y aurait plus de travail ni le soir ni le week-end. Et
les syndicats sont donc vent debout à cette perspective, plus encore
peut-être que devant la perte du contact avec le public large et la
restriction de l'accès au savoir que cela représenterait sur le
plan social.
(5) L'ambassadeur argentin près le
Saint-Siège a dû faire une déclaration publique sur la bonne
qualité des relations entre le nouveau Président et le Pape
François, parce que la volonté de Macri de donner aux relations
bilatérales une tournure nettement plus protocolaire, avec quoi la
culture argentine se marie assez mal, fait naître des rumeurs de
dissensions personnelles entre les deux hommes. Au lendemain de
l'élection de Macri, ce thème du Pape François faisait partie des
points d'interrogation dont je dressais la liste... Je constate que je
ne m'étais pas vraiment trompée.