Ecrit dans une langue alerte et une écriture vivante, ce petit livre exprime sur l'islam en France, une critique claire et argumentée avec une grande force de conviction. Et énonce des propositions intelligibles qui découlent des constats de l'auteur.
Une réflexion d'autant plus pertinente qu'elle est formulée par un acteur qui vient de l'intérieur du monde musulman français.
Plume Solidaire
- - - - - - - - - - -
Source : lemondedesreligions
SLAM
Farid Abdelkrim : "Chez les Frères musulmans, j’ai trouvé un islam vide de l’intérieur"
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 19/02/2015
Farid Abdelkrim était un élève brillant. Mais le jeune Nantais entre dans l’engrenage de la délinquance, avant de rencontrer l’islam, puis l’islamisme des Frères musulmans. Ses talents d’orateur lui font vite gravir les échelons. Devenu président des Jeunes musulmans de France, il finit par tout plaquer. L’islamisme l’avait éloigné de Dieu et de lui-même. Dans son livre Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste*, Farid Abdelkrim nous raconte son itinéraire et nous donne des clés pour l’avenir.
Comment l’élève modèle et sans histoire que vous étiez a-t-il commencé à perdre pied ?
Il y a d’abord le décès de mon père, en 1980. À 13 ans, je perdais un repère. En cherchant mes limites, je rencontre de jeunes individus dont le comportement m’impressionne. Je rentre alors dans l’engrenage : je sèche les cours, j’arrête de montrer que je peux être bon, car ça me donne l’impression d’être un lèche-bottes. Suivent les bagarres, puis les vols et les braquages. Cette délinquance se poursuit jusqu’en 1985.
Que se passe-t-il alors?
Mon ami Rédouane est tué par un gendarme. C’est un véritable séisme. Je ne comprends plus rien, et ressens le besoin de fabriquer des réponses. Avec un ami, nous commençons par poser un tapis dans une pièce du centre socioculturel de Bellevue, le quartier nantais où j’habitais. Nous faisons tourner en boucle des extraits du Coran enregistrés sur une cassette. Puis, nous nous retrouvons à la mosquée pour rendre un dernier hommage à Rédouane. Là-bas, nous rencontrons un imam irakien. Au lieu de nous aider à faire notre deuil, il nous parle du conflit israélo-palestinien. C’est le début de mon orientation vers l’islam, puis vers l’islamisme.
Quelles sont les rencontres qui vous ont orienté vers les Frères musulmans ?
Pour commencer, ma rencontre avec l’islam. Les temps de prière sont des moments de parenthèse où l’on se retrouve extrait de son quotidien, pour se retrouver avec des personnes de milieux différents. J’ai ainsi rencontré trois jeunes pratiquants qui réussissaient leurs études. J’ai voulu leur ressembler. Ils avaient de bonnes discussions, correspondaient à mes aspirations. J’ai vécu leur fréquentation comme un privilège. Un jour, je commence à faire ma prière seul. Cette fois, je suis encadré par deux arabophones : un ouvrier et un étudiant en médecine vétérinaire venant du bled. L’un deux, Mohammed, décide de m’emmener chez l’imam qui nous avait parlé du conflit israélo-palestinien. Après un portrait idyllique des Frères musulmans, on me demande de m’exprimer sur les différents courants islamistes. Je récite ma leçon sur la confrérie, et l’imam irakien, responsable des Frères musulmans, me demande de répéter le pacte d’allégeance. J’ai vécu ce moment comme une élection. Je ne pouvais que dire oui.
Dans votre livre, vous évoquez le discours d’endoctrinement basé une prétendue incompatibilité entre la France et l’islam. Que vise ce discours pessimiste ?
Les Frères musulmans nous font comprendre que l’athéisme, le communisme, l’Occident sont contre la religion de l’islam – la « vérité vraie » –, qu’une compatibilité est impossible. Ils nourrissent ce discours par les thèmes de la colonisation, l’immigration, la discrimination, l’affaire du foulard... Mettre du contenu permet de nourrir cet islam vide de l’intérieur. Cet islam aux allures de bouclier identitaire construit un « eux contre nous ». Cette vision binaire du monde est catastrophique. Les questions d’intégration ne peuvent pas fonctionner ainsi. On ne peut pas simplement pointer du doigt une société qui serait hostile ou raciste. Il faut aussi prendre en considération la responsabilité du discours tenu.
Quel a été votre rôle chez les Frères musulmans ?
Ma mission était de transmettre le message aux jeunes, dans un langage accessible pour eux – à savoir la langue française, que les trois quarts des membres ne maîtrisaient pas à l’époque. À 25 ans, on me propose de créer les Jeunesses musulmanes de France, et d’en devenir le « ministre ». Je suis vite devenu un orateur. Mais la quête de sens ne m’a jamais quitté. Le croyant que je suis avait besoin de contenu. J’ai constaté les incohérences et les dysfonctionnements. Les Frères musulmans n’étaient pas en phase avec les défis majeurs, comme la construction d’un islam de France. Il n’y avait aucune réflexion, non plus, autour de la théologie de l’acculturation. Un rendez-vous raté avec la jeunesse. Je posais les questions, mais il n’y avait aucun retour.
C’est la « loi du silence » dont vous parlez ?
C’est surtout la loi du « cause toujours, tu m’intéresses ». On peut critiquer, mais à huis clos. J’ai voulu parfois tout plaquer au niveau local. On m’a invité à m’engager au niveau national, dans l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Puis à l’échelon supérieur, avec la Fédération des organisations islamiques en Europe. À tous les niveaux, je me suis rendu compte que brasser de l’air était une grande spécialité.
Les réactions aux livres que j’ai écrits parlent d’elles-mêmes. Quand j’ai publié Maudite soit la France ?, tout le monde m’a applaudi. Un peu plus tard, j’écris La France des islams : ils sont fous ces musulmans ?. Là, je ne trouve pas d’éditeur, on me demande de changer la couverture. Dès qu’il y a un peu d’esprit critique, on commence à vous disqualifier. Plusieurs éléments m’ont fait comprendre que la structure avait un vrai problème sur certaines questions.
Vous pensez notamment à ce qui s’est passé autour de votre visite à Auschwitz, en mai 2003 ?
C’est l’un des incidents qui m’a marqué. Le voyage à Auschwitz avait été organisé par le curé de Nazareth Émile Shoufani et l’écrivain Jean Mouttapa. L’idée était d’y emmener des Français, Belges, Israéliens et Palestiniens juifs, chrétiens et musulmans, pour écouter la souffrance des juifs. Pour un croyant, écouter la croyance de l’autre est tout à fait cohérent. Sauf qu’à l’UOIF, on mélange tout. On me demande pourquoi je ne vais pas en Palestine. Ils nous déconseillent d’aller à Auschwitz. Mais nous y allons quand même.
Pendant le voyage, des responsables des Étudiants musulmans de France (de la mouvance de l’UOIF, issue des Frères musulmans) demandent une fatwa (l’avis juridique d’un spécialiste de la loi islamique) pour savoir si notre visite est licite. Il en résulte un document nous stigmatisant, affirmant que nous avons commis une grave erreur.
Vient ensuite l’ingérence de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, dans la création du Conseil français du culte musulman (CFCM)...
Dans sa volonté d’organiser « l’islam de France », Nicolas Sarkozy décide d’accélérer la création d’une instance. C’est la naissance du CFCM. Le ministre de l’Intérieur décide d’intégrer l’UOIF dans cette structure. L’ingérence de l’État était trop conséquente dans l’organisation du culte musulman. Sarkozy créait la structure et nommait le président : Dalil Boubakeur. Nous parvenons à faire entendre à la direction de l’UOIF qu’il faut quitter le CFCM. Contrarié, Sarkozy s’invite alors à notre conseil d’administration à la Courneuve, le 26 juin 2005. Arrogant, énervé, il veut nous faire la morale. J’interviens pour dire ce que je pense, sans retenue. Ça ne lui a pas plu. Au lieu de répondre à mes questions, il m’a fait une psychanalyse. La moitié des membres du conseil d’administration l’ont applaudi, avant de se faire photographier avec lui. Comment peut-on se faire cracher dessus et faire comme si de rien n’était ?
Est-ce le moment de la rupture ?
Presque. Il faut y ajouter un troisième incident. J’étais toujours président des Jeunes musulmans de France. Le président de l’UOIF nous demande de décaler notre assemblée générale, sans me donner de raison. Il me l’ordonne, en rappelant mon serment d’allégeance. Ayant juré obéissance, j’accepte, mais en lui rendant les clés de la boutique. Tout le bureau des JMF a démissionné avec moi.
Une fois sorti de l’organisation, avez-vous fait table rase, ou avez-vous maintenu des liens avec des membres ?
Je revois certaines personnes accidentellement. Mais ne suis plus du tout sollicité par cette structure. Ma réputation de franc-parler me vaut d’être persona non grata. Je suis aujourd’hui dans une autre dynamique : dans l’interculturel et l’interreligieux. Je rencontre des gens de tous horizons.
Quelle quête poursuivez-vous désormais ?
Je suis passé du statut d’islamiste à celui d’humoriste. L’humour permet de prendre de la distance par rapport à des questions qui peuvent m’être chères. Prendre du recul, c’est s’élever. Je ris de certaines attitudes que j’ai pu avoir, et j’essaie de les mettre en scène. Ma quête, c’est vivre en paix avec mon prochain. Au regard des évènements de janvier, des angoisses, de la crise et de la mondialisation, ce n’est pas gagné... Mais vivre, c’est aussi relever ce type de défi.
Que dites-vous aux jeunes tentés par le repli ?
Le repli n’est pas une solution. Ce n’est pas une réponse aux injonctions principielles du Coran : « Ô vous gens, Nous vous avons créés à partir d’un homme et d’une femme, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez » (Sr 49 v 13). Pour Dieu, la diversité appelle à la rencontre. Ceux qui, par sécurité, se sentent bien dans leur entre-soi n’ont pas forcément les outils pour se sentir à l’aise avec autrui. Comment transmettre aux jeunes des quartiers périphériques les moyens de se constituer un capital culturel pour comprendre le monde où ils vivent et la religion à laquelle ils aspirent ? C’est un gros chantier auquel nous devons tous participer.
Que faire quand le malaise pousse certains jeunes à partir faire le djihad ?
L’appel au djihad est totalement réprouvé par lecture élémentaire des textes fondateurs de l’islam. Mais ce n’est pas tout de le dire. Il faut aussi travailler sur les destinataires de ce discours, qu’ils comprennent ce qu’on leur dit. Il ne doit pas être perçu une soumission à quelque force occulte. Avec Internet, beaucoup de gens versent dans le complotisme. Parce qu’ils ne veulent croire en rien, ils sont en réalité prêts à croire à tout. Même aux thèses les plus abracadabrantes.
Comment les protéger des discours conspirationnistes ?
Je leur apprends à se poser des questions. Le processus de questionnement amène à être critique. Il faut leur faire la démonstration. Face à un texte, on se plante si on ne pose pas la question. Je leur donne souvent en exemple un hadith (un propos) du Prophète : « Viens au secours, défends, combats aux côtés de ton frère, qu’il soit oppressé ou oppresseur. » On pourrait s’arrêter à cette parole, sauf qu’il y a une virgule. J’explique aux jeunes que les compagnons du Prophète nous permettent de comprendre ce que voulait dire le Prophète en interpellant leur bon sens : comment peut-on combattre aux côtés de quelqu’un qui oppresse ? Réponse du Prophète dans la suite du hadith : « Pour ce qui est de l’oppresseur, secourez-le en faisant en sorte qu’il arrête d’être oppresseur. » Remarquable. Le problème est qu’aujourd’hui, des gens prennent la parole de manière dogmatique et n’acceptent pas d’être critiqués.
Nous avons la chance de vivre dans un pays où tout peut être discuté. C’est la raison pour laquelle je fais en sorte que les intitulés de mes interventions terminent toujours par un point d’interrogation. Il est tellement facile de se tromper, et tellement plus rare d’avoir vu juste.
* Farid Abdelkrim, Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste. Itinéraire au cœur de l’islam en France (Les Points sur les i, 2015 18,90 €)
Ecrit dans une langue alerte et une écriture vivante, ce petit livre exprime sur l'islam en France, une critique claire et argumentée avec une grande force de conviction. Et énonce des propositions intelligibles qui découlent des constats de l'auteur.
Une réflexion d'autant plus pertinente qu'elle est formulée par un acteur qui vient de l'intérieur du monde musulman français.
Plume Solidaire
- - - - - - - - - - -
Source : lemondedesreligions
SLAM
Farid Abdelkrim : "Chez les Frères musulmans, j’ai trouvé un islam vide de l’intérieur"
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 19/02/2015
Farid Abdelkrim était un élève brillant. Mais le jeune Nantais entre dans l’engrenage de la délinquance, avant de rencontrer l’islam, puis l’islamisme des Frères musulmans. Ses talents d’orateur lui font vite gravir les échelons. Devenu président des Jeunes musulmans de France, il finit par tout plaquer. L’islamisme l’avait éloigné de Dieu et de lui-même. Dans son livre Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste*, Farid Abdelkrim nous raconte son itinéraire et nous donne des clés pour l’avenir.
Comment l’élève modèle et sans histoire que vous étiez a-t-il commencé à perdre pied ?
Il y a d’abord le décès de mon père, en 1980. À 13 ans, je perdais un repère. En cherchant mes limites, je rencontre de jeunes individus dont le comportement m’impressionne. Je rentre alors dans l’engrenage : je sèche les cours, j’arrête de montrer que je peux être bon, car ça me donne l’impression d’être un lèche-bottes. Suivent les bagarres, puis les vols et les braquages. Cette délinquance se poursuit jusqu’en 1985.
Que se passe-t-il alors?
Mon ami Rédouane est tué par un gendarme. C’est un véritable séisme. Je ne comprends plus rien, et ressens le besoin de fabriquer des réponses. Avec un ami, nous commençons par poser un tapis dans une pièce du centre socioculturel de Bellevue, le quartier nantais où j’habitais. Nous faisons tourner en boucle des extraits du Coran enregistrés sur une cassette. Puis, nous nous retrouvons à la mosquée pour rendre un dernier hommage à Rédouane. Là-bas, nous rencontrons un imam irakien. Au lieu de nous aider à faire notre deuil, il nous parle du conflit israélo-palestinien. C’est le début de mon orientation vers l’islam, puis vers l’islamisme.
Quelles sont les rencontres qui vous ont orienté vers les Frères musulmans ?
Pour commencer, ma rencontre avec l’islam. Les temps de prière sont des moments de parenthèse où l’on se retrouve extrait de son quotidien, pour se retrouver avec des personnes de milieux différents. J’ai ainsi rencontré trois jeunes pratiquants qui réussissaient leurs études. J’ai voulu leur ressembler. Ils avaient de bonnes discussions, correspondaient à mes aspirations. J’ai vécu leur fréquentation comme un privilège. Un jour, je commence à faire ma prière seul. Cette fois, je suis encadré par deux arabophones : un ouvrier et un étudiant en médecine vétérinaire venant du bled. L’un deux, Mohammed, décide de m’emmener chez l’imam qui nous avait parlé du conflit israélo-palestinien. Après un portrait idyllique des Frères musulmans, on me demande de m’exprimer sur les différents courants islamistes. Je récite ma leçon sur la confrérie, et l’imam irakien, responsable des Frères musulmans, me demande de répéter le pacte d’allégeance. J’ai vécu ce moment comme une élection. Je ne pouvais que dire oui.
Dans votre livre, vous évoquez le discours d’endoctrinement basé une prétendue incompatibilité entre la France et l’islam. Que vise ce discours pessimiste ?
Les Frères musulmans nous font comprendre que l’athéisme, le communisme, l’Occident sont contre la religion de l’islam – la « vérité vraie » –, qu’une compatibilité est impossible. Ils nourrissent ce discours par les thèmes de la colonisation, l’immigration, la discrimination, l’affaire du foulard... Mettre du contenu permet de nourrir cet islam vide de l’intérieur. Cet islam aux allures de bouclier identitaire construit un « eux contre nous ». Cette vision binaire du monde est catastrophique. Les questions d’intégration ne peuvent pas fonctionner ainsi. On ne peut pas simplement pointer du doigt une société qui serait hostile ou raciste. Il faut aussi prendre en considération la responsabilité du discours tenu.
Quel a été votre rôle chez les Frères musulmans ?
Ma mission était de transmettre le message aux jeunes, dans un langage accessible pour eux – à savoir la langue française, que les trois quarts des membres ne maîtrisaient pas à l’époque. À 25 ans, on me propose de créer les Jeunesses musulmanes de France, et d’en devenir le « ministre ». Je suis vite devenu un orateur. Mais la quête de sens ne m’a jamais quitté. Le croyant que je suis avait besoin de contenu. J’ai constaté les incohérences et les dysfonctionnements. Les Frères musulmans n’étaient pas en phase avec les défis majeurs, comme la construction d’un islam de France. Il n’y avait aucune réflexion, non plus, autour de la théologie de l’acculturation. Un rendez-vous raté avec la jeunesse. Je posais les questions, mais il n’y avait aucun retour.
C’est la « loi du silence » dont vous parlez ?
C’est surtout la loi du « cause toujours, tu m’intéresses ». On peut critiquer, mais à huis clos. J’ai voulu parfois tout plaquer au niveau local. On m’a invité à m’engager au niveau national, dans l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Puis à l’échelon supérieur, avec la Fédération des organisations islamiques en Europe. À tous les niveaux, je me suis rendu compte que brasser de l’air était une grande spécialité.
Les réactions aux livres que j’ai écrits parlent d’elles-mêmes. Quand j’ai publié Maudite soit la France ?, tout le monde m’a applaudi. Un peu plus tard, j’écris La France des islams : ils sont fous ces musulmans ?. Là, je ne trouve pas d’éditeur, on me demande de changer la couverture. Dès qu’il y a un peu d’esprit critique, on commence à vous disqualifier. Plusieurs éléments m’ont fait comprendre que la structure avait un vrai problème sur certaines questions.
Vous pensez notamment à ce qui s’est passé autour de votre visite à Auschwitz, en mai 2003 ?
C’est l’un des incidents qui m’a marqué. Le voyage à Auschwitz avait été organisé par le curé de Nazareth Émile Shoufani et l’écrivain Jean Mouttapa. L’idée était d’y emmener des Français, Belges, Israéliens et Palestiniens juifs, chrétiens et musulmans, pour écouter la souffrance des juifs. Pour un croyant, écouter la croyance de l’autre est tout à fait cohérent. Sauf qu’à l’UOIF, on mélange tout. On me demande pourquoi je ne vais pas en Palestine. Ils nous déconseillent d’aller à Auschwitz. Mais nous y allons quand même.
Pendant le voyage, des responsables des Étudiants musulmans de France (de la mouvance de l’UOIF, issue des Frères musulmans) demandent une fatwa (l’avis juridique d’un spécialiste de la loi islamique) pour savoir si notre visite est licite. Il en résulte un document nous stigmatisant, affirmant que nous avons commis une grave erreur.
Vient ensuite l’ingérence de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, dans la création du Conseil français du culte musulman (CFCM)...
Dans sa volonté d’organiser « l’islam de France », Nicolas Sarkozy décide d’accélérer la création d’une instance. C’est la naissance du CFCM. Le ministre de l’Intérieur décide d’intégrer l’UOIF dans cette structure. L’ingérence de l’État était trop conséquente dans l’organisation du culte musulman. Sarkozy créait la structure et nommait le président : Dalil Boubakeur. Nous parvenons à faire entendre à la direction de l’UOIF qu’il faut quitter le CFCM. Contrarié, Sarkozy s’invite alors à notre conseil d’administration à la Courneuve, le 26 juin 2005. Arrogant, énervé, il veut nous faire la morale. J’interviens pour dire ce que je pense, sans retenue. Ça ne lui a pas plu. Au lieu de répondre à mes questions, il m’a fait une psychanalyse. La moitié des membres du conseil d’administration l’ont applaudi, avant de se faire photographier avec lui. Comment peut-on se faire cracher dessus et faire comme si de rien n’était ?
Est-ce le moment de la rupture ?
Presque. Il faut y ajouter un troisième incident. J’étais toujours président des Jeunes musulmans de France. Le président de l’UOIF nous demande de décaler notre assemblée générale, sans me donner de raison. Il me l’ordonne, en rappelant mon serment d’allégeance. Ayant juré obéissance, j’accepte, mais en lui rendant les clés de la boutique. Tout le bureau des JMF a démissionné avec moi.
Une fois sorti de l’organisation, avez-vous fait table rase, ou avez-vous maintenu des liens avec des membres ?
Je revois certaines personnes accidentellement. Mais ne suis plus du tout sollicité par cette structure. Ma réputation de franc-parler me vaut d’être persona non grata. Je suis aujourd’hui dans une autre dynamique : dans l’interculturel et l’interreligieux. Je rencontre des gens de tous horizons.
Quelle quête poursuivez-vous désormais ?
Je suis passé du statut d’islamiste à celui d’humoriste. L’humour permet de prendre de la distance par rapport à des questions qui peuvent m’être chères. Prendre du recul, c’est s’élever. Je ris de certaines attitudes que j’ai pu avoir, et j’essaie de les mettre en scène. Ma quête, c’est vivre en paix avec mon prochain. Au regard des évènements de janvier, des angoisses, de la crise et de la mondialisation, ce n’est pas gagné... Mais vivre, c’est aussi relever ce type de défi.
Que dites-vous aux jeunes tentés par le repli ?
Le repli n’est pas une solution. Ce n’est pas une réponse aux injonctions principielles du Coran : « Ô vous gens, Nous vous avons créés à partir d’un homme et d’une femme, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez » (Sr 49 v 13). Pour Dieu, la diversité appelle à la rencontre. Ceux qui, par sécurité, se sentent bien dans leur entre-soi n’ont pas forcément les outils pour se sentir à l’aise avec autrui. Comment transmettre aux jeunes des quartiers périphériques les moyens de se constituer un capital culturel pour comprendre le monde où ils vivent et la religion à laquelle ils aspirent ? C’est un gros chantier auquel nous devons tous participer.
Que faire quand le malaise pousse certains jeunes à partir faire le djihad ?
L’appel au djihad est totalement réprouvé par lecture élémentaire des textes fondateurs de l’islam. Mais ce n’est pas tout de le dire. Il faut aussi travailler sur les destinataires de ce discours, qu’ils comprennent ce qu’on leur dit. Il ne doit pas être perçu une soumission à quelque force occulte. Avec Internet, beaucoup de gens versent dans le complotisme. Parce qu’ils ne veulent croire en rien, ils sont en réalité prêts à croire à tout. Même aux thèses les plus abracadabrantes.
Comment les protéger des discours conspirationnistes ?
Je leur apprends à se poser des questions. Le processus de questionnement amène à être critique. Il faut leur faire la démonstration. Face à un texte, on se plante si on ne pose pas la question. Je leur donne souvent en exemple un hadith (un propos) du Prophète : « Viens au secours, défends, combats aux côtés de ton frère, qu’il soit oppressé ou oppresseur. » On pourrait s’arrêter à cette parole, sauf qu’il y a une virgule. J’explique aux jeunes que les compagnons du Prophète nous permettent de comprendre ce que voulait dire le Prophète en interpellant leur bon sens : comment peut-on combattre aux côtés de quelqu’un qui oppresse ? Réponse du Prophète dans la suite du hadith : « Pour ce qui est de l’oppresseur, secourez-le en faisant en sorte qu’il arrête d’être oppresseur. » Remarquable. Le problème est qu’aujourd’hui, des gens prennent la parole de manière dogmatique et n’acceptent pas d’être critiqués.
Nous avons la chance de vivre dans un pays où tout peut être discuté. C’est la raison pour laquelle je fais en sorte que les intitulés de mes interventions terminent toujours par un point d’interrogation. Il est tellement facile de se tromper, et tellement plus rare d’avoir vu juste.
* Farid Abdelkrim, Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste. Itinéraire au cœur de l’islam en France (Les Points sur les i, 2015 18,90 €)