Voici une somme (plus de 350 pages) issue de la thèse de doctorat que l’auteur a soutenue en 2011 à l’université Paris 8, en cotutelle avec Rutgers, the State University of New Jersey. Elle est consacrée à trois poètes (Cendrars, Apollinaire, Max Jacob) qui, dans cette période de transition qu’a été l’avant-guerre de 14-18, non seulement ont été contemporains mais ont aussi entretenu des relations étroites, même si elles furent quelquefois ambivalentes (1)
A. Dickow a choisi de les rapprocher en suivant l’axe du qui parle ?, autrement dit des rapports que l’on peut établir entre l’énonciateur apparent et les différentes facettes du moi, jeu subtil de positionnement allant de ce qui voudrait instaurer une dépersonnalisation (cf. la célèbre « disparition élocutoire » évoquée par Mallarmé) à une surpersonnalisation (en multipliant les données supposément autobiographiques) dont l’usage extrême conduit finalement à « une même démystification du sujet souverain et identique à lui-même ». En s’appuyant sur des œuvres majeures de ces trois auteurs, publiées entre 1912 et 1919, il s’agissait donc d’examiner les formes qu’y a pris la mise en scène de soi à travers l’articulation du je et du nous qui est ici envisagée en quatre temps : certains textes (ou extraits de textes) pouvant être considérés comme des (auto-)portraits, l’agencement des recueils, les récits du devenir-poète, les publications en revue et les rapports aux normes esthétiques en vigueur. Pour cela, outre les productions littéraires, A. Dickow a également utilisé des documents (entretiens et correspondances, par exemple) qui l’ont parfois amené à reprendre des concepts de sociologie telle l’analyse réticulaire appliquée aux réseaux de sociabilité que constituent les revues.
Passionnante de bout en bout, cette recherche permet d’étayer au passage quelques principes qu’il n’est jamais inutile de réaffirmer. D’abord, le fait que le locuteur et le sujet parlant entretiennent « le plus souvent un rapport d’identification partielle – c’est-à-dire que leur rapport demeure proprement inévaluable » ; ensuite, l’intérêt qu’il y a à confronter chaque auteur aux représentations de l’écrivain qui avaient cours à son époque ; enfin, la difficulté, même pour les gestes artistiques qui se veulent inédits, de rompre radicalement avec l’héritage des prédécesseurs – et par conséquent la nécessité d’en être conscient. Afin de mieux cerner tout cela, A. Dickow n’hésite pas à entrer dans les moindres détails : pratiques intertextuelles les plus variées (pastiches ou imitations stylistiques, parodies, greffes, allusions, citations, etc.), principes de composition (ou, à propos d’Alcools, de « dis-composition calculée »), analyse autour du personnage de Fantômas qui participe d’un recours aux pseudonymes permettant à chacun des trois poètes de se positionner différemment vis-à-vis de ses pairs (Apollinaire cherchant à s’auto-couronner en chef de file du modernisme, Jacob gardant au contraire ses distances avec les lignes éditoriales et Cendrars adoptant plutôt une posture paradoxale d’adhésion-répulsion), etc. Je recommanderai tout particulièrement la lecture attentive de la préface de 1916 du Cornet à dés (notamment ce qui a trait à la notion de situation, à rapprocher du sentiment d’inquiétante étrangeté chez Freud), celle du Pont Mirabeau, bien loin des lieux communs sur ce poème qui paraît pourtant ne receler plus aucun secret, ainsi que les longs développements sur Aux cinq coins de Cendrars et enfin, au sujet de l’insolite « 0,50 » d’Apollinaire (« As-tu pris la pièce de dix sous / Je l’ai prise »), ce qu’A. Dickow écrit quant aux rapports vers-prose selon Mallarmé.
Bref, on trouvera dans cet ouvrage matière à lire autour d’enjeux qui restent d’actualité car, entre une identité qui demeure forcément problématique et les figures que l’écriture est susceptible de lui donner, comment ne pas partager encore ce désir exprimé par Blaise Cendrars ?
Je voudrais être la cinquième roue du char
Orage
Midi à quatorze heures
Rien et partout (2)
Bruno Fern
Alexander Dickow, Le poète innombrable. Cendrars, Apollinaire, Jacob, Hermann éditeurs, 2015, 35 €
1. Par exemple, Cendrars intitula « Apollinaire » l’un de ses Dix-neuf poèmes élastiques mais il y dressa un « portrait » aussi élogieux que narquois (« Apollinaire / 1900-1911 / Durant 12 ans seul poète de France »).
2. Il s’agit de la fin de Panama ou les aventures de mes sept oncles.