Suite à une précédente publication, intitulée « Peinture de chevalet et société maghrébine (1)
De la légitimité d’un préjugé
Encore une fois, nous allons recourir à un témoignage de DELACROIX:
« Je m’insinue petit à petit dans les façons du pays, de manière à arriver à dessiner à mon aise bien de ces figures de Maures. Leurs préjugés sont grands contre le bel art de la peinture, mais une pièce d’argent par-ci par-là arrange leurs scrupules. C’est un lieu tout pour les peintres. Les économistes et les saint-simoniens auraient fort à critiquer sous les rapports des droits de l’homme et de l’égalité devant la loi mais le beau y abonde, non pas le beau si vanté des tableaux à la mode… Venez en Barbarie, vous y verrez le naturel qui est toujours déguisé dans nos contrées… »[1].
Ce sont là des extraits de lettres écrites de Tanger, ville « ouverte » et résidence des missions diplomatiques à l’époque. Le ton change quand le peintre français écrit d’une ville de l’intérieur, Meknès, dont les habitants affichent leur refus de se laisser peindre par l’artiste.
« Je suis escorté, toutes les fois que je sors, d’une bande énorme de curieux qui ne m’épargnent pas les injures de chien, d’infidèle, de craco, qui se poussent pour m’approcher et pour me faire une grimace sous le nez »[2].
Nous trouvons, dans ces extraits, un témoignage précieux quant à l’attitude de la société maghrébine à l’égard de ce bel art de la peinture, la nature despotique du pouvoir et le rapport de l’homme maghrébin à la nature[3].
Mais nous devons préciser, dès à présent, que ces éléments d’information, doivent être considérés comme se rapportant à la société maghrébine en général et à celle du Maroc en particulier. Car, même si les trois pays du Maghreb
avaient en commun une certaine vision du monde dont nous allons présenter quelques traits, le rapport que ces trois sociétés entretenaient avec la peinture de représentation, doit être nuancé pour chacune d’elles.
En effet, nous devons considérer les différences entre les trois pouvoirs « despotiques », quant à leurs formes, mais dont le rapport avec l’extérieur pouvait changer d’un pays à un autre. L’indépendance et le caractère défensif qui a caractérisé la politique extérieure des rois du Maroc, jusqu’à la veille du XXème siècle, doivent être présent à notre esprit, quant à l’interprétation du témoignage de l’artiste français qui accompagnait une mission officielle. Surtout en ce qui concerne l’agressivité dont il a été l’objet de la part des habitants de Meknès.
Toutefois, en ce qui se rapporte à l’objet de la présente recherche, nous constatons qu’il est nécessaire de considérer le rapport de la peinture occidentale à la société maghrébine dans un cadre plus global: celui de l’attitude d’une société qu’on ne peut qualifier de classes, à l’égard d’une pratique artistique issue de la vision du monde particulière à la société bourgeoise occidentale.
En effet, « ces préjugés contre le bel art de la peinture » dont parle DELACROIX sont, en fait, la désignation de l’absence, au sein de la société maghrébine précoloniale, de la pratique de la peinture de chevalet. Cette pratique ne se présentant pas uniquement, comme technique de représentation imagée, mais surtout comme attitude de l’homme à l’égard du réel qu’il se propose de reproduire.
Nous comprenons, dès lors, que cette absence de la peinture à l’occidentale, ne signifie pas bien sûr, celle de toute peinture. Bien au contraire! Comme l’a remarqué le peintre français en parlant des marocains de cette première moitié du XIXème siècle: « la beauté s’unit à tout ce qu’ils font ». Et particulièrement leurs gestes, leurs habits etc. pourrait-il ajouter.
Cette absence s’explique aisément, si on la place dans son contexte historique, sans recourir aux théories métaphysiques et arbitraires de l’interdiction des images en terre d’Islam, ni à celles qui postulent un quelconque retard historique ou bien une prédisposition naturelle[4] (conditions climatiques aidant) de l’homme maghrébin à ignorer le réel et à être incapable de perception du temps et de l’espace, que l’homme occidental, depuis l’avènement de la société bourgeoise, avait soumis à la mesure et à la quantification.
Comme on le sait, chaque « civilisation perçoit le monde à travers des systèmes qui lui sont propres. Ceux-ci se forment au cours de l’activité pratique des hommes sur la base de leur propre expérience et de la tradition héritée des générations précédentes. A chaque étape du développement de la production, de l’évolution des rapports sociaux, et du progrès de l’autonomie de l’homme par rapport à son environnement naturel correspondent des manières particulières de vivre le monde. En ce sens (le mode de perception du temps) reflète la pratique sociale »[5].
La peinture de chevalet est peut être avec l’architecture, la pratique culturelle, où l’on peut lire très clairement la perception du temps et de l’espace, propre à la société industrieuse et marchande.
Or, nous avons suggéré plus haut de considérer la société maghrébine précoloniale comme relevant de ce que la théorie générale du marxisme appelle « le mode de production asiatique ». Cette suggestion ne doit pas être comprise comme une définition au préalable du type de société auquel nous voulons ramener celle du Maghreb avant la colonisation. Elle ne peut être qu’une hypothèse de travail, qui nous permet pour le moment de distinguer la société maghrébine de celle qui s’est formée en Occident depuis la Renaissance. Différence qui éclairera la véritable dimension de cette rencontre entre la peinture de chevalet et l’Afrique du Nord.
« La société asiatique, écrit Jean CHESNEAUX, se présente à la fois comme une formation très évoluée et très primitive. Elle peut atteindre presque d’emblée, un très haut niveau d’intégration sociale, de coopération et de développement technique. Mais elle reste, en même temps très proche de la société du communisme primitif qu’elle a transformée en unité supérieure; le cordon ombilical, dit Marx dans Formen qui unit l’homme à la communauté n’est toujours pas rompu »[6].
Par ailleurs, tous les écrits qui se rapportent a ce type de société, et que nous avons pu consulter, insistent sur le rôle de l’État en tant qu’agent d’unité entre les différentes communautés villageoises, sur la capacité de ces communautés à résister aux changements qui pourraient y être apportés par les contacts avec des types de sociétés « plus évoluées », le rapport de l’homme à la nature (marqué par l’absence de domination) ainsi que sur le lien organique qui existe entre théorie et pratique. La non séparation entre agriculture et artisanat, l’indifférence aux transformations politiques au sein du groupe dominant, peuvent aussi caractériser les sociétés à mode de production asiatique[7].
A partir de ces quelques données, peut-on légitimement émettre l’hypothèse que nous avons formulée plus haut sur l’appartenance de la société maghrébine précoloniale à ce type de société? Certains indices qui nous sont fournis par un historien tunisien sur la Tunisie précoloniale nous permettent de le croire[8].
Expliquant les raisons qui ont empêché la naissance d’une féodalité tunisienne, Mustapha KRAIEM écrit: « Aussi loin qu’on remonte dans le passé, la Tunisie se définit par la stabilité et la permanence de ses structures socio-économiques… La Tribu constituait le cadre social de base le plus important… . La terre (…) vu son peu de valeur (…) n’avait pas donné naissance à une économie proprement domaniale où le sort des individus se trouvait étroitement lié à la parcelle qu’ils mettaient en valeur »… . « La Tunisie connut les abus mais elle ne connut pas l’anarchie et la nécessité du pouvoir central était profondément ancrée dans les esprits de tous. Un coup d’oeil sur les écrits d’époque suffit pour s’en convaincre »[9].
De son coté, en étudiant la société maghrébine précoloniale, Lucette VALENSI dans son livre, Le Maghreb avant la prise d’Alger, nous décrit la cité maghrébine comme abritant une société pré politique, mais aussi préindustrielle : « le bruissement de tous les métiers ne doit pas faire illusion. La production de luxe absorbe toutes les énergies. Les ateliers fournissent des articles de haut prix mais de faible quantité. Les industries orientées vers une production de masse sont l’exception. Pour l’essentiel, d’ailleurs, les artisans répondent aux besoins locaux, ceux des citadins eux-mêmes, ou au mieux régionaux ».
Ensuite évoquant le cas des industries de la chéchia, elle souligne que « malgré la concurrence française et italienne, la Tunisie arrivait à écouler ses produits dans toutes les provinces de 1’Empire Ottoman. Cette industrie présentait des similitudes avec certaines entreprises françaises de l’époque ».
Lucette VALENSI constate, ensuite, « qu’aucune nouvelle activité n’est venue prendre le relais de ces métiers traditionnels. Les modifications ultérieures ne provoquent pas d’effort d’adaptation et ne parviennent pas à secouer l’inertie des structures sociales de la production économique maghrébine »[10].
De ces constatations, concernant les structures économiques et sociales du Maghreb pré-colonial, nous pouvons tirer les conclusions suivantes:
- a) « Le cordon ombilical » qui unit l’homme-individu à la communauté, n’étant pas encore rompu, il en résulte que la notion d’individu isolé abstrait et sujet imposant sa volonté à son environnement naturel, à travers un rapport de domination et d’organisation « rationnelle » n’existe pas, ou au moins n’a pas été pris comme référence essentielle dans l’élaboration de la vision du monde propre à la société maghrébine précoloniale. Il va de soi que ce caractère communautaire de l’activité économique et sociale va se retrouver dans la « forme-contenu » des produits de la création artistique propre de cette société.
- b) La liaison organique qui unissait la théorie à la pratique implique une sorte de « neutralité » du pouvoir centralisateur et une imbrication entre la superstructure et l’infrastructure d’une manière telle qu’il est difficile de distinguer l’une de l’autre. Comme on le sait le caractère universaliste de l’Islam, permettait l’unification des membres de la « Umma », sans pour autant leur imposer une vision purement théorique séparée de la pratique effective et concrète. Proche, plutôt de la pensée religieuse qui a caractérisé l’Europe avant la formalisation de la raison (proche et non semblable) cette idéologie concrète participait plutôt d’un universalisme qui ne contredit pas le particularisme et n’en est pas le réducteur. Le « centralisme islamique », procéderait alors « à l’inverse des grands états; il part de la réalité concrète et locale des hommes, des groupes, des coutumes, qui ont des caractères particuliers, irréductibles, et il tend à les regrouper grâce à certains principes de suggestion, sans jamais chercher à niveler leur conditions à travers une organisation centralisée et une législation unique »[11].
La structure même du produit du travail créateur au sein de cette société, dénote cette double dimension particulier-universel où l’une ne peut aller sans l’autre, et qui se trouve dans « tout ce que les membres du groupe font ». Il en va ainsi de l’art musulman, dont les formes contenus seront aussi semblables que variées, comme l’étaient les peuples et contrées qui étaient réunis autour des principes de l’Islam, de même que les objets usuels que ces peuples produisent pour les besoins de leur vie quotidienne.
- c) Cet esprit communautaire, auquel nous avons fait allusion, ne commande pas seulement le rapport des hommes entre eux, mais aussi celui de l’homme à la nature, rapport qui se situe à tous « les niveaux où l’homme organise l’économique selon ses besoins, à travers une perpétuelle modification-appropriation du milieu naturel par le processus pratique et gnoséologique du travail ». C’est ce rapport qui permet le passage de l’objectif au subjectif, de la nécessité de la liberté, selon la définition gramscienne de ce rapport[12].
A partir de ces points que nous venons d’expliciter, on peut deviner les conséquences de pareils constats sur la délimitation du statut de l’art et de l’artisan au sein de la société maghrébine traditionnelle. Ce statut est radicalement différent de celui que l’on retrouve dans la société de classe, celui que l’on accorde à la peinture de chevalet et à l’artiste-individu bourgeois qui conçoit son art en tant que science, alliant la connaissance objective propre aux sciences exactes de la nature à la métaphysique du beau et du sublime.
En fait, il s’agit, pour la société précoloniale, d’une absence de statut particularisant qui séparerait l’art de la vie et le reléguerait au rang élevé des pratiques intellectuelles, en le privant de sa dimension sociale effective. En somme la différence entre les deux situations est d’ordre qualitatif.
Mais cette différence ne nous intéresse, dans le cadre de ce chapitre, que dans la mesure où elle désigne celle qui existe entre deux visions du monde quasi opposées l’une à l’autre. Deux visions qui transparaissent particulièrement dans les perceptions de l’espace et du temps propre à chacune d’elles.
En paraphrasant Henry CORBIN, qui situe son discours dans un tout autre contexte[13] nous pouvons dire que le contraste entre l’une et l’autre perception du temps et de l’espace se résumerait dans le « constat que l’on peut observer entre une image disposant les éléments selon les lois de la perspective; traditionnelle (classique) et une image les superposant les uns aux autres », ou bien les organisant sous forme de spirale qui impliquerait l’idée d’une sorte de mysticisme anti-philosophique.
Transposé au plan de l’esthétique ce contraste rappellerait l’opposition radicale entre l’esthétique en tant que pensée philosophique métaphysique et « l’éternel retour du même » (qui n’est jamais le même) propre à la pensée artistique de NIETZSCHE[14], qui abolit aussi bien le discours théorique « à distance » que les notions d’avenir et de passé pour ne laisser subsister que celle d’un présent concret qui, par sa contingence rejoint l’éternité. Dans les deux cas, aussi bien celui de l’art dans la vie, propre à la société maghrébine précoloniale que dans celui de la pensée nietzschéenne, exilée dans une Europe marquée par la théologie, il s’agit bien d’une pensée nomade, « d’un être tourné vers l’extérieur ».
On comprend dès lors l’attitude de DELACROIX qui, en face de ce spectacle de la société marocaine, éprouve à la fois une sorte de respect pour ce peuple dont la vie quotidienne est elle-même artistique et un sentiment de regret quant à l’absence de la peinture de chevalet (ou bien de son idée) au sein de cette même société dont « les préjugés sont grands contre le bel art de la peinture ». Dans son témoignage, on peut lire sa propre situation d’Européen et d’artiste. Autant il est perspicace quand il fait appel à son «sens esthétique, qui lui fait entrevoir la spécificité de cette société différente qui n’a pas encore connu la séparation entre l’art et la vie, autant il est porteur des préjugés propre à l’Europe du XIXème siècle, quand il fait appel à sa pensée politique et idéologique (exemples: bel art de la peinture, droit de l’homme, égalité devant la loi). En tant que penseur « révolutionnaire » il reflète l’état d’esprit de l’opinion « progressiste » de son époque, mais en tant qu’artiste authentique, il ne fait appel qu’à son bon sens de créateur aiguisé par sa praxis artistique.
Par la même, on peut comprendre, aussi, l’attitude de ces marocains qui ne voulaient pas se laisser « peindre » par DELACROIX. Cette agressivité dont ils ont fait montre à son égard, dénote, en fait, un refus de se donner en spectacle, Une réaction que l’on peut enregistrer jusqu’à présent chez les habitants du sud, non encore habitués aux touristes et qui considèrent, ou plutôt ressentent, légitimement d’ailleurs, la présence de l’appareil photographique comme celle d’un oeil curieux, qui vient violer leur espace.
On pourrait même avancer que ce sentiment de viol ne se rapporte pas uniquement aux cas où l’objet de représentation est l’être humain lui-même; mais aussi à ceux où cet objet serait le paysage. On sait en effet, qu’il existe, au sein de la culture traditionnelle maghrébine, des traces qui constituent ce « fond de croyances agraires » qui a été noté par Pierre BOURDIEU dans son article, « La maison Kabyle ou le monde renversé », où il fait remarquer qu’à la naissance, le garçon est emmailloté avec les liens secs et rugueux qui servent à nouer les gerbes moissonnées[15] Cette remarque serait sans importance, si elle ne renvoyait à ce procédé métonymique courant chez les maghrébins, et qui consiste à assimiler les parties d’un champ ou bien d’une maison avec celles du corps humain. Ce qui d’ailleurs peut donner lieu à des anthropomorphismes qui peuvent être perçus comme des images poétiques. A titre d’exemples nous citerons les appellations que l’on donne à certaines formes de relief se rapportant à la terre. Ainsi une proéminence plus ou moins visible sur le terrain plat assimilée à un « a’dham », littéralement os et une entaille dans un plateau équivaut à un « jorh », blessure longue et profonde[16].
Quant à la perception du temps, elle se caractérise par une attitude, à partir de laquelle le temps « se définit rarement par lui-même » mais souvent « en tant qu’occasion à coloration spécifique, à des comportements rituels, ou en tout cas en rapport plus ou moins visible avec l’une des multiples formes du sacré dont est lestée la « weltansaung » (maghrébine) traditionnelle »[17]
Mais comme on l’a suggéré plus haut, ces multiples formes du sacré auquel fait allusion BOUGHALI ne désignent pas en fait qu’un rapport au monde marqué par « un réalisme fataliste qui se résume dans l’acceptation inconditionnelle des verdicts de Dieu ou de ses volontés »[18]. La notion d’espace sacralisé, aussi bien que celle du temps du muezzin (opposé au temps de l’horloge municipale des villes marchandes) et du cycle des saisons et des fêtes religieuses, signifient en réalité un vécu concret, loin de toute vision abstraite et théologique. Ce vécu peut nous faire penser, encore une fois, à un des thèmes nietzschéens les plus connus, celui de la volonté de puissance qui, comme « volonté de retour est l’élimination de la mauvaise conscience et tout vouloir tel quel »[19]. Il nous semble que PAUTRAT, en reconnaissant la volonté de puissance, comme involonté et élimination de la mauvaise conscience, retrouve, à travers cette interprétation de NIETZCHE, l’opposition entre la volonté de domination et la volonté d’alliance avec la nature et que DELACROIX a exprimée dans ses notes maghrébines en opposant « l’esprit brouillon des chrétiens qui les porte aux nouveautés » et le fait que les maghrébins « étaient plus proches de la nature de mille manières ».
A partir de ces quelques indications, le rapport entre la peinture de chevalet (en tant que vision du monde propre à une société de classes où la division du travail est assez spécialisée et opère une distinction entre théorie et pratique) et la « weltanschaung » maghrébine traditionnelle, ne peut s’inscrire dans le réel que dans le cadre de la rencontre de ces deux optiques radicalement différentes.
Cette rencontre va se concrétiser sous deux formes. Celle dont nous avons traitée jusqu’ici et qui consiste dans la considération de la peinture de chevalet en tant que technique de représentation, et de la société maghrébine en tant qu’objet à représenter, d’une part et de l’autre, l’adoption par les membres (élite) de cette même société de cette technique de représentation considérée comme pratique artistique.
C’est pourquoi nous allons nous attacher, à présent, à l’évocation de ce rapport sous sa deuxième forme, l’adoption de la peinture de chevalet par l’élite occidentalisée de la société maghrébine.
Naturellement vu sous cet angle le rapport change de nature et de signification. Il ne s’agit plus, dans ce cas, de la société maghrébine traditionnelle dans son ensemble, prise comme spectacle, mais plutôt de l’attitude de son élite. Et à ce niveau nous devons reconnaître les différences entre les trois pays qui constituent l’ère géographique et culturelle du Maghreb. Ces différences, recoupent en fait, comme nous l’avons déjà signalé, les degrés d’ouverture que manifestaient les différentes élites de ces trois pays à l’égard de la pratique de la peinture occidentale, en tant que signe de « progrès et d’évolution nécessaires ».
Rappelons, pour mieux préciser ces différences, que ces dernières ne se retrouvent qu’à un niveau de surface, celui de l’élite en rapport avec le pouvoir, et dont l’attitude (adoption de la peinture) ne se répercute pas en profondeur au sein de la société maghrébine traditionnelle, dont le rapport conflictuel avec cette même pratique va demeurer vivace et commun aux trois pays jusqu’à une date récente. Peut-être qu’en précisant ce que nous entendons par ces degrés d’ouverture à l’égard de la culture occidentale, ces propos gagneront en clarté.
La pénétration de la pratique de la peinture de chevalet au Maghreb s’est faite par le biais de l’élite proche du pouvoir. Or, on sait que ce pouvoir, même si apparemment il se présentait sous une même forme « despotique », dans les trois pays, il n’en reste pas moins à observer des différences entre les rois du Maroc, dont l’esprit d’indépendance avaient réussi à préserver le pays contre la pénétration étrangère, aussi bien ottomane qu’européenne, jusqu’au début du XXème siècle, les deys turcs qui gouvernaient l’Algérie et qui étaient en conflit permanent avec les puissances occidentales jusqu’à l’avènement de la colonisation[20] et les beys de Tunis qui, tôt, ont favorisé l’établissement de rapports économiques et culturels avec l’Italie, la France et l’Angleterre[21].
Ces constatations nous permettent de comprendre les raisons pour lesquelles, aujourd’hui encore, on peut remarquer des différences entre les trois pays quant à l’adoption (du point de vue quantitatif) de la pratique de la peinture de chevalet par les trois sociétés. Ce qui explique par exemple, que c’est en Tunisie que l’on peut observer l’existence de cette pratique, en tant que « tradition » greffée, il est vrai, mais plus ancienne que dans les deux autres pays du Maghreb, au point où l’on parle aujourd’hui d’une « école de peinture originale », l’École de Tunis[22].
Nous pouvons remarquer, pour illustrer cet aspect relativement ancien de la pratique de la peinture de chevalet par l’élite tunisienne proche du pouvoir, le cas du Prince Mohamed LAMINE, qui déjà avant le protectorat s’adonnait à la peinture[23].
Les mêmes constatations concernant ces degrés d’ouverture, peuvent aider à la compréhension, de la non prétention des peintres algériens musulmans à l’étiquette d’ « école originale », étant donne la liaison étroite qui existait, comme on l’a vu, entre la colonisation de la terre et celle, culturelle, qui se manifestait dans la pratique de cet art » importé »[24].
De la même manière, on peut enfin expliquer, l’inexistence presque totale de peintres de chevalet marocains musulmans, pendant la période coloniale et par contraste l’importance que va avoir au Maghreb, le mouvement de la jeune peinture marocaine, dominé par son opposition à la peinture figurative et ses préférences pour la peinture dite « abstraite »[25].
Ces différences n’ont pas seulement pour origine ce degré d’ouverture à la culture occidentale que manifestaient, plus ou moins, les élites maghrébines des trois pays. On peut, par ailleurs, remarquer l’intervention d’autres facteurs, se rapportant aux liens qu’entretenaient les hommes au pouvoir avec l’Orient, et en particulier, avec l’Empire Ottoman.
Et là encore le Maroc se distingue par son isolement. Contrairement aux deux autres pays du Maghreb, il était gouverné par un sultan. Ce qui veut dire que théoriquement, en tant qu‘Empire, il se posait en rival des sultans ottomans. Alors que l’Algérie et la Tunisie étaient (théoriquement aussi) sous domination ottomane. Ce qui explique que sur le plan culturel et religieux, ces deux pays présentaient des aspects communs qu’ils n’avaient pas avec la grande province maghrébine de l’Ouest. Le rite malékite, prédominant dans toute l’Afrique du Nord, est concurrencé dans les villes algériennes et tunisiennes (surtout Tunis) par le rite hanéfite. Cette remarque acquiert de l’importance, quand on étudie par exemple les formes d’architecture religieuse et citadine que l’on peut rencontrer dans les trois pays. Autant le Maroc se caractérise par une présence presque systématique de l’héritage andalou et maghrébin traditionnel, autant Tunis, Alger, Constantine sont considérées comme des villes où l’architecture orientale est représentée par des monuments remarquables. On peut citer, parmi tant d’autre mosquées hanéfites Djama’Jedid, les mosquées Ketchaoua, Ali Bitchin, pour Alger, et Jama’ Sahib Ettaba’ pour Tunis[26].
Bien entendu ces différences entre les trois pays ne concernent que la culture citadine, car dès que l’on aborde les campagnes du sud maghrébin, on peut remarquer l’unité dans la diversité des différents types d’architecture qui s’étendent de Jerba et les villages berbères du sud tunisien, jusqu’aux confins du Sous, en passant par le pays des Mzab.
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement dans ce chapitre, c’est plutôt le rôle que va jouer la présence turque dans les villes algériennes et tunisiennes, dans l’apparition, au XIXème siècle de la pratique des styles calligraphiques orientaux et surtout celle de la peinture figurative, sous sa forme populaire (mais toujours citadine) de fixés sous-verre, et de peintures murales[27].
Cette peinture figurative, de par sa pratique populaire et artisanale, la vision du monde qu’elle signifie, ainsi que la finalité et l’intention qui servaient de motivation à sa production, étaient plus proches de la forme dite abstraite de l’art musulman que de la peinture de chevalet. C’est pourquoi, sa présence ne sera l’objet d’intérêt des artistes maghrébins qu’après le constat du dépassement, en Europe même, des données de base de l’art classique occidental. D’ailleurs, c’est en tant que possibilité de rejet de la peinture importée par le colon que l’art figuratif musulman a été récupéré par l’élite maghrébine, soucieuse « d’authenticité ».
L’existence de cette forme d’expression populaire et collective, surtout en Tunisie, souligne clairement que les préjugés que les maghrébins étaient supposés avoir contre le « bel art de la peinture », ne concernent, en fait, que la pratique de la peinture de chevalet. Une fois cette réserve faite, on peut dire que ces préjugés sont demeurés vivaces, même en Tunisie, le pays le plus ouvert à la culture occidentale et ce, jusqu’à une époque relativement tardive. Puisque cent ans, après le voyage de DELACROIX au Maroc, un des peintres tunisiens, l’un des premiers autochtones à avoir adopté cet art, rencontrait de la part des tunisois de la médina un accueil presque semblable à celui que les habitants de Meknès avaient réservé au peintre français.
Rien de plus significatif à cet égard que cette anecdote, rapportée par le peintre tunisien en question, Yahia TURKI, et qui est considéré dans son pays comme « le père de la peinture tunisienne »[28].
« Un carton à la main, j’étais en train de croquer le beau paysage qui s’offrait à moi: le quartier de Bab Bhar de la Médina. Un vieil enturbanné de passage, certainement un des cheikhs conservateurs, après avoir refoulé la foule de badauds qui m’entouraient, s’adressa à moi en ces termes: Pourquoi, O mon fils faites vous cela, vous ne vous rendez pas compte que vous êtes en train de vous adonner à une pratique de roumis! Bien sûr je n’avais pas pris en considération ce reproche provenant d’un vieux conservateur, et j’ai continué confiant dans ma démarche novatrice. Quelques temps après j’avais droit aux félicitations encouragements d’un officier français, lui aussi de passage, encouragements concrétisés par un don en espèces, de quoi m’avait-t-il précisé t’acheter un chevalet. Je ne vous cache pas qu’à mes débuts je n’avais trouvé d’échos qu’auprès des français. »[29]
L’incident que relate Yahia TURKI, doit remonter aux années vingt. Mais sa portée, en tant qu’acte fondateur d’une pratique culturelle qui se perpétue jusqu’à ce jour, fait que le geste de cet artiste acquiert une valeur de témoignage, devient un point de repère, symptôme d’un changement et « signe des temps nouveaux », pour reprendre cette formule berquienne. Il est la désignation même d’une attitude, dont l’interprétation a donné lieu à des querelles idéologiques qui ne cessent depuis la fin du XIXème siècle de secouer la conscience des intellectuels arabes contemporains.
Ces querelles et divergences que nous avons qualifiées, à dessein, d’idéologiques se rapportent au statut que l’on doit accorder à certaines pratiques culturelles, au sein de la société arabe contemporaine qui ont été adoptées en tant que modèles par l’élite cultivée à l’occidentale. Elles s’inscrivent donc dans un cadre assez vaste, celui des rapports entre ce qu’il est convenu d’appeler le monde technologiquement avancé et les pays arabes.
Les positions peuvent varier entre l’adoption naïve de ces pratiques, au nom de l’universalité à laquelle elles prétendent, leur rejet réactionnel et aussi naïf, pour des raisons de « sauvegarde » et de retour aux sources, leur adaptation « formaliste », dans le but de concilier entre une technique importée et une « expression authentique » et locale, et enfin une attitude active, à partir de laquelle, l’adoption de ces techniques et pratiques répondrait, à une prise en charge de sa réalité présente en vue de se dépasser et aller à la rencontre critique de l’autre et de sa technique.
Nous allons procéder à une analyse critique de chacune de ces positions. Et comme il s’agit pour nous, de différentes étapes de conscience de soi et de l’autre, par lesquelles nous sommes passés nous-mêmes en tant que peintre, l’analyse, dans ce cas équivaut à une autocritique qui porte, nécessairement, les traces de notre propre évolution. Mais nous tenons à prévenir qu’il n’est pas question, ici, d’autocritique dans le sens affectif et coupable, mais plutôt de cet effort serein de remise en question perpétuelle de soi, qui permet à l’individu d’accéder à une plus profonde maîtrise et de soi et du réel contradictoire (en apparence) dans lequel on vit.
[1] FLORENNE (Yves): DELACROIX, lettres adressées à J. B. PIERRET et à Frédéric VILLOT en date du -8 et du 2 Avril 1832.
[2] Ibid Lettre adressée à J. B. PIERRET, en date du 2/4/32
[3] Le qualificatif de despotique se réfère à l’appellation que donnaient au XIXème siècle l’économie marxiste à une forme de pouvoir centralisé, mais qui par ailleurs ne détruit pas les rapports sociaux, humains et économiques, qui caractérisent les société agraires, non encore marquées par la propriété privée effective de la terre.
[4] On parle souvent de l’incapacité de l’homme maghrébin à dominer l’espace et le temps. Il va de soi que cette domination, opéré par l’homme occidental, implique en retour une aliénation dans sa soumission au temps, ainsi que dans sa consommation de l’espace. (Etre toujours pressé par le temps, perdre ou gagner du temps, le temps. c’est de l’argent formes architecturales aliénantes issues d’une perception économique et rentable de l’espace réduit à sa valeur foncière).
[5] GOUREVITCH (A.Y.): Le temps comme problème d’histoire culturelle, in Les cultures et le temps, ouvrage collectif édité par l’UNESCO chez Payot (Paris 1975).
[6] Sur le mode de production asiatique, ouvrage collectif, édité par le CERM aux Editions Sociales Paris 74 Dans ce même ouvrage Maurice Godelier, évoquant les causes de ce que certains économistes qualifient de caractère stagnant de ces sociétés cite Marx: « La simplicité de I’organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, nous fournit la clef de l’immutabilité de ces sociétés immutabilité qui contraste fort avec la dissolution et la reconstruction incessantes des états et les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux reste hors d’atteinte de tous les tourments de la région politique ». (Le Capital).
[7]
[8] Mustapha KRAIEM: La Tunisie Précoloniale, Tome II Société Tunisienne de Diffusion. Tunis 1973
[9] Ibid. pages 131, 132, 133.
[10] Le Maghreb avant la prise d’Alger de Lucette VALENCI, Flammarion Paris. Voir aussi un article du même auteur paru dans la revue La Pensée, n° 142, 1968 intitulé: « Le Maghreb pré-colonial »: mode de production archaïque ou mode de production féodal? ».
[11] Ont sait que malgré l’existence d’une législation coranique universel, le droit coutumier, l’emportait dans la plupart des régions agricoles où la religion, loin de tout dogmatisme d’église, consistait en un Islam mystique matérialiste et paysan, dont la fonction était de permettre au « sujet individuel » de percevoir l’ordre éternel des choses et par conséquent la ligne d’action que l’on doit suivre dans l’ordre temporel, mais cet ordre n’est en fait qu’une structure inhérente à la réalité toujours changeante. La référence à la culture féodale est empruntée à André SCOBELTZINE: L’art féodal et son enjeu social, page 113, Edition Gallimard, Pais 1973.
[12] Dominique GRISONI et Robert MAGGIORI: « Lire Gramsci » page 195, aux Editions Universitaires. Paris 1973.
[13] Henry CORBIN: « L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ARABI, page 77, Editions Flammarion, Paris 1976. Les propos de CORBIN, se situent dans une comparaison entre l’ésotérisme chrétien occidental et celui qui se dégage de la gnoséologie d’Ibn ARABI.
[14] NIETZSCHE aujourd’hui? , ouvrage collectif, Tome 1 Intensités. Interventions de DANKO GRLIC, intitulée Nietzsche et l’éternel retour du même ou le retour de l’essence artistique dans l’art et de Gilles DELEUZE: Pensée nomade Col.10×18 U. G. E. Paris 1973.
[15] Mohamed BOUGHALI: La représentation de l’espace chez le marocain illettré, mythes et traditions orales, page 118, Editions Anthropos, Paris 1974 (Ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S.)
« Cet homme refuse de banaliser son monde et par la même sa dimension spatiale, dans ce qu’elle a à la fois de terrien et de terrestre« , Page 141.
[16]Mohamed BOUGHALI: La représentation de l’espace chez le marocain illettré, page 119.
[17] Ibid. page 270
[18] Ibid. page 271
[19] Bernard PAUTRAT; Nietzsche médusé, page 55 (discussion de son intervention au colloque Nietzsche aujourd’hui, Intensités) de l’ouvrage déjà cité.
[20] Concernant les conséquences de cette absence d’ouverture sur l’extérieur, rien de plus significatif que les révoltes enregistrées dans le territoire marocain, sous le règne de Moulay Abdel Aziz, connu pour avoir enfreint à cette tradition. Ce fut d’ailleurs le début de ce que l’on appelle la crise marocaine qui a précipité le pays dans l’anarchie et le mit en état de colonisabilité. Voir chapitre consacré au Maroc précolonial de l’ouvrage de Jean GANIAGE: L’expansion coloniale de la France, sous la troisième république. Editions Payot, Paris 1968. Quant à la situation de l’Algérie, et les conflits entre les deys qui s’y succédaient et les puissances européennes, à propos de la course en mer, voir l’ouvrage de Mouloud GAID: L’Algérie sous les turcs. Coédition M. T. E. (Tunis) S. N. E. D. (Alger) l975.
[21] Voir la thèse de Béchir TLILI: Les rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’Occident en Tunisie, au XIXème siècle. Publication de l’Université de Tunis. 1974
[22] « De même que l’Algérie, parait être le lieu d’une production cinématographique permettant observations et commentaires, c’est en Tunisie, que s’est développée une école originale de peinture ». J.C.VATIN: Questions culturelles et questions à la culture : « Annuaire de l’Afrique du Nord« , Année 73. Publication du Centre National de 1a Recherche Scientifique, Paris.
[23] Nous avons eu l’occasion de voir nous-mêmes, quelques échantillons, en très mauvais état de conservation, de la production de ce prince artiste. Ils appartiennent pour la plupart à des familles proches de la cour des anciens beys de Tunis.
[24] Les frères RACIM, ainsi que d’autres peintres orientalistes algériens musulmans étaient assimilés aux artistes européens avec lesquels ils entretenaient des rapports de coopération remarquables. Même si l’on peut remarquer la récupération par l’Algérie indépendante de la production de Mohamed RACIM, en tant que preuve de la présence de la culture algérienne pendant la période coloniale, ceci ne nous empêche pas de constater, sa considération par BARRUCAND et les autorités officielles françaises comme un apport à la culture française d’Algérie.
[25] Le peintre maghrébin, qui le premier a pratiqué une peinture abstraite qui se distingue de l’Ecole de Paris est le marocain Ahmed CHERKAOUI.
[26] L’exemple de l’architecture, pourrait être repris pour, la Musique. A ce sujet on peut remarquer la présence de la tradition musicale andalouse dans les trois pays. Mais Tunis et Alger y ajoutent la tradition orientale.
[27] Nous aurons l’occasion de revenir, plus en détail sur les significations de ces formes d’art populaire, dans le chapitre consacré à l’esthétique traditionnelle.
[28] Né à Tunis en 1902, Yahia TURKI est le doyen des artistes tunisiens. Il a fait des études d’art à Paris, où il a été l’élève de MARQUET. Il a exposé au salon d’Automne et au Salon des Indépendants de Paris. A participé a plusieurs expositions collectives en France et d’autres pays étrangers dont l’Italie, la Suisse, l’Egypte, La Bulgarie et les Etats-Unis d’Amérique. Yahia TURKI est mort en 1970. Depuis, la galerie étatique la plus importante de la ville de Tunis porte son nom.
[29] Naceur BEN CHEIKH: Mythes et réalités de la pratique picturale en Tunisie in Annuaire de l’Afrique du Nord, Année 73″, Edition C. N. R. S.