Lundi 15 février dernier, Jean-Luc Mélenchon concluait son discours d'entrée en campagne par une citation d'André Gide :
Après avoir joué du « Familles politiques, je vous hais » pour faire cavalier seul dans cette campagne électorale au grand dam de ses camarades communistes, Jean-Luc Mélenchon devrait se méfier des citations gidiennes...
Celle-ci prend naissance en 1946, alors que Gide est en Egypte, et répond à l'appel d'un jeune homme de 23 ans. Il s'appelle Bernard Enginger. Né à Paris dans une famille bourgeoise, il suit des études au collège de Jésuites d'Amiens, puis dans un lycée parisien jusqu'au baccalauréat avant une classe préparatoire à l'école coloniale. Selon Jean-Paul Trystram, jeune professeur que Gide retrouve en Egypte, et qui va partager le voyage vers l'Inde avec Bernard Enginger (voir lettre ci-dessous), il serait le neveu du dernier gouverneur français de Pondichéry*, qu'il rejoint alors pour travailler dans l'administration coloniale.
Pendant la guerre, Bernard Enginger a pris part dans la Résistance au réseau Turma Vengeance. Il sera arrêté en 1943 par la Gestapo et déporté au camp de concentration de Buchenwald. Ainsi qu'il l'explique dans sa lettre à Gide et dans ses mémoires, les livres de Gide, découverts en 1940 avec Les Nourritures terrestres, l'ont aidé à survivre dans les camps. La lettre à Gide reflète un esprit à la recherche d'un cheminement spirituel : il le trouvera en Inde auprès de Sri Aurobindo et Mirra Alfassa, connue sous le surnom de « Mère », et publiera sous le surnom de « Satprem » de nombreux ouvrages sur le yoga et la « spiritualité » née à Auroville.
« Un bon maître a ce souci constant : enseigner à se passer de lui. » Bref, Gide l'anti-guru lançait dans sa réponse à Bernard Enginger un appel à l'insoumission totale. Et à faire advenir Dieu par l'homme ! Et à préserver la civilisation, la culture ! Mélenchon en « nouveau maître » des insoumis, « sel de la terre » et « responsables de Dieu », avouez que c'est roulant ! A moins qu'à l'image de « Satprem », il ne décide d'ouvrir un ashram, un Mélenchonville. Qu'il se méfie : pour la convertir en déesse, les adeptes de Mère l'ont murée vivante avant de l'empoisonner...
_________________* Jean-Paul Trystram, Souvenirs sur André Gide, Bulletin des Amis d'André Gide, n° 95, juillet 1992, pp. 311-331
24 février.(André Gide, Journal, 1939-1949, pp. 294-296)
A Nag-Hamadi où je retrouve le charmant accueil du docteur Girardot et de Mme Girardot, dont j'avais gardé si bon souvenir. Rencontre inopinée de Jean-Paul Trystram que je retrouve avec un vif et profond plaisir. Il se rend en Afghanistan, pour occuper un poste de professeur à Kaboul ; nous accompagne dans une tournée à travers les champs de canne à sucre et jusqu'au barrage.
Hier soir je reçois cette lettre d'un inconnu : Bernard Enginger, significative au point que j'en veux consigner ici copie :
« Voilà cinq ans que je désire vous écrire. Je découvrais à cette époque vos Nourritures terrestres ; j'avais 17 ans. Je ne saurais vous dire combien j'ai été bouleversé. Depuis, je n'ai plus été le même. Je veux ici vous dire mon respect et mon admiration. Des centaines de lettres pareilles à celle-ci ont dû vous parvenir. Ce n'est pas seulement cela que je voulais vous écrire.
« Je me suis battu cinq ans contre vous. Votre Ménalque sait dire : « Quitte-moi. » C'est trop facile. J'ai lutté contre cette tyrannie spirituelle que vous exerciez sur moi. Je vous aimais, et certains passages de vos livres, m'ont aidé à vivre dans les camps de concentration. J'ai puisé chez vous la force de m'arracher à un confort bourgeois et matériel. J'ai cherché avec vous « non point tant la possession que l'amour ». J'ai fait une table rase pour être neuf à la loi nouvelle. Je me suis libéré. Cela ne suffit pas. « Libre pour quoi ? » C'est la terrible question. Je me suis enfin détaché de vous, mais je n'ai point trouvé de nouveaux maîtres, et je reste pantelant. L'effrayante absurdité des Sartre et des Camus n'a rien résolu et n'ouvre que des horizons de suicide.
« Je vis encore avec tout ce que vous m'avez appris. Mais j'ai soif. Tous les jeunes ont soif avec moi. Vous pouvez quelque chose. Et pourtant je sais que l'on est seul, toujours.
« Je n'attends pas de vous une solution commode à mon petit problème. Ce serait trop facile, une solution collective. Chacun doit trouver son chemin qui n'est pas celui du voisin. Mais une lueur de vous pourrait indiquer le sens qu'il faut prendre... S'il y a un sens.
« Oh! Maître... Si vous saviez le désarroi de toute notre jeunesse... Je ne veux pas abuser de votre temps. Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire. Il y aurait trop à dire.
« C'est un appel que je vous lance. Pardonnez ma maladresse : je sais que vous n'aimez pas la sympathie1.
« Je veux vous dire quand même toute mon immense admiration et l'espoir que je mets en vous.
« Croyez, Maître, à mes sentiments très fidèles et respectueux.
«Bernard ENGINGER. Hôtel de Paris. Le Caire (jusqu'au 27 février) en partance pour Pondichéry. »
Il va prendre à Suez le même bateau que Trystram, qui gagne l'Afghanistan par les Indes. Je confie à celui-ci une première lettre hâtive, qui ne me satisfait guère; puis, à tête plus reposée, écris ceci, sans grand espoir de pouvoir atteindre encore B. E. au Caire — et c'est pourquoi j'en prends copie.
Cher Bernard Enginger,
Pressé par le départ de Trystram, je vous écrivais trop précipitamment hier soir. Voici plutôt ce que j'aurais dû vous dire :
Pourquoi chercher de « nouveaux maîtres » ? Catholicisme ou communisme exige, ou du moins préconise, une soumission de l'esprit. Fatigués par la lutte d'hier, les jeunes gens (et nombre de leurs aînés) cherchent et pensent trouver, dans cette soumission même, repos, assurance et confort intellectuels. Que dis-je ? Ils y cherchent même une raison de vivre et se persuadent (se laissent persuader) qu'ils seront de meilleur service et assumeront leur pleine valeur, enrôlés. C'est ainsi que, sans trop s'en rendre compte, ou ne s'en rendant compte que trop tard, par dévouement — ou par paresse — ils vont concourir à la défaite, à la retraite, à la déroute de l'esprit; à l'établissement de je ne sais quelle forme de « totalitarisme » qui ne vaudra guère mieux que le nazisme qu'ils combattaient.
Le monde ne sera sauvé, s'il peut l'être, que par des insoumis. Sans eux, c'en serait fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification secrète. Ils sont, ces insoumis, le « sel de la terre » et les responsables de Dieu. Car je me persuade que Dieu n'est pas encore et que nous devons l'obtenir. Se peut-il rôle plus noble, plus admirable et plus digne de nos efforts ?
P.-S. — Oui, je sais bien, j'écrivais dans mes Nourritures : « Non point la sympathie : l'amour. » Mais moi aussi, le premier, j'ai, suivant mon propre conseil, « quitté mon livre », et passé outre. Même à soi-même, il importe de ne point s'attarder.
1. Allusion évidente à une phrase de mes Nourritures : « Non point la sympathie : l'amour. »