Moins Bret Easton Ellis écrit, plus on parle de lui. Sept romans lui ont construit l'image du grand écrivain américain (sans qu'il ait pour autant écrit le mythique Grand Roman Américain) qui a tout compris de son temps. Admettons. On peut en tout cas vérifier sur textes, puisque deux volumes de la collection Bouquins reprennent l'ensemble de son oeuvre de fiction. Parus aujourd'hui, ils me fournissent l'occasion de reparler du célèbre et scandaleux American Psycho, avec en prime deux notes brèves sur autant d'autres livres. Les dates données à titre indicatif sont celles de la première édition en français.
American Psycho (1992)
Ce livre a une histoire étonnante : romancier
remarqué et salué pour ses premiers livres (Moins que zéro, publié
quand il avait vingt ans, et Les Lois de l’attraction, tous deux
traduits en français chez Bourgois), Bret Easton Ellis s’est vu opposer un
refus de son éditeur pour American Psycho. Le manuscrit était
cependant attendu, mais sa lecture a dû provoquer trop de haut-le-cœur et l’auteur
s’est retrouvé avec son texte sur les bras. Pas longtemps, cependant. Le parfum
de scandale dorénavant accolé au livre a dû mettre plusieurs autres éditeurs
sur les rangs et la très littéraire collection Vintage a finalement édité American
Psycho, traduit à présent en français. Une lecture codée, sachant ce
qu’on sait de l’accueil fait au roman aux États-Unis, s’imposait.
D’où vient le scandale ? À première
vue, des horribles descriptions qui ponctuent, de plus en plus vite et de plus
en plus fort, le livre, surtout dans sa deuxième partie – il faut, quand même, arriver
à la page 173 pour voir couler le sang, ce qui est anormalement tard dans un
roman réputé ultra-violent. Et il est vrai que la manière dont le personnage
principal, qui est aussi le narrateur, Patrick Bateman, tue les femmes qu’il
rencontre – et quelques hommes, mais c’est accessoire – a de quoi faire vomir. C’est
tellement vrai que nous nous sommes rendu compte, en cours de lecture, que
certaines pages glissaient sous nos yeux sans que l’esprit ait la moindre envie
de s’y accrocher, parce que certaines scènes sont réellement insupportables. Même
si l’éditeur défend l’auteur en prétendant que c’est du grand-guignol, l’atrocité
gomme d’éventuelles intentions d’effets comiques que nous n’avons pas trouvés.
Cela étant dit, on a tant et tant écrit
et publié d’horreurs, toutes pires les unes que les autres, que celles-ci ne
devraient pas émouvoir particulièrement. Le scandale ne vient donc pas de là.
La vérité est probablement que l’aspect
le plus gênant du roman tient dans le statut social de Patrick Bateman. À même
pas vingt-sept ans, ce yuppie de Wall Street accumule les symboles de la
réussite. Complètement hystérique, même quand il n’a pas sniffé de cocaïne – avec
sa carte American Express platine, cela va de soi ! –, il est tout à fait
incapable de décrire la moindre pièce de vêtement sans en citer la marque dont
la réputation classe inévitablement celui ou celle qui la porte. Le mieux :
Armani. Le pire : un vague Benetton qui n’en serait même pas. Les
énumérations sont parfois fastidieuses, mais elles rendent bien compte de l’obsession
du paraître qui habite Patrick Bateman et ses semblables. On devrait d’ailleurs
se méfier quand, disant qu’il a en poche un couteau, il n’en donne pas la marque…
Son besoin de puissance ne se manifeste
pas seulement dans les signes extérieurs d’importance – parmi ceux-ci, la
faculté de réserver une table dans un restaurant tient aussi une grande place –
mais encore dans son besoin de domination physique exercé sur les femmes. Et s’il
y a scandale, c’est dans ce que Bret Easton Ellis induit par son roman : psychopathe,
Patrick Bateman ne fait aucune différence entre les rites de Wall Street et
ceux de ses mises à mort. C’est la même chose. La jungle économique conduit à
une généralisation de ses lois, et la lutte pour la réussite devient lutte à
mort, au sens le plus précis du mot.
American Psycho n’est pas
exempt de longueurs. Celles-ci sont peut-être nécessaires, histoire de donner
au lecteur le temps d’entrer dans la logique du personnage avant de se rendre
compte qu’il est un tueur. Une question plus gênante est celle de la
complaisance manifestée dans les scènes de meurtre. Chacun en pensera
évidemment ce qu’il veut.
Cela étant, ce portrait d’un yuppie déconnecté
de la réalité, finissant par trouver vaines et absurdes les morts qu’il
provoque, a quelque chose de fascinant. La face cachée de Patrick Bateman, mais
qu’il essaie parfois de montrer ou de décrire à ses proches, ceux-ci ne le
croyant évidemment pas, serait-elle le nécessaire complément de sa face visible ?
Lunar Park (2005)
La vie déjantée d’un auteur à la mode. Et qui a
plongé dans tous les excès avant de se chercher un nouvel équilibre :
l’existence tranquille d’une famille unie, ou presque… Mais voilà que le tueur
d’American psycho sort du roman et
entre dans la vie de son créateur. Le vrai Bret Easton Ellis ? Ou s’est-il
réincarné en personnage de fiction quand Patrick Bateman faisait le
contraire ? Un jeu subtil sur un thème connu. Un rythme halluciné comme
l’écrivain américain peut le tenir longtemps.
Suite(s) impériale(s) (2010)
Roman agité,
électrique, vingt-cinq ans après Moins
que zéro dont Bret Easton Ellis retrouve les personnages. Mais l’agitation
est surtout de surface. Elle épuise Clay, scénariste de retour à Los Angeles
après une installation à New York. Toutes pulsions lâchées, au bord de
sentiments dangereux, le « partage des femmes », comme disent les
ethnologues, devient une affaire qui dépasse, et de loin, le personnage
principal. On le regarde s’empêtrer, avec circonspection.