"Peregrinari, ou "voyager à l'étranger". Un verbe latin qui m'avait accrochée avec sa puissance du faire pour m'évader hors de l'école." dit Françoise Gardiol dans les premières pages de Pérégrinations parmi des peuples invisibles.
Le fait est qu'elle a beaucoup voyagé à l'étranger au cours de son existence, dans "une petite moitié des Etats des Nations Unies", animée par une curiosité de belle qualité: "J'ai ressenti la curiosité force de vie comme mode d'emploi en usage extraordinaire ou ordinaire, comme vitamine en nourriture existentielle."
Voyager lui a permis de se confronter à la réalité, de s'ouvrir au monde, plus particulièrement en ouvrant la porte sur des villageois ou des citadins invisibles: "Quelque lieu de brousse ou de montagne, ou des bidonvilles boutés hors cité que je visite pour des programmes de développement en continent lointain."
Françoise Gardiol a appris à la longue à voyager vrai, équipée de ses outils d'ethnologue. Ce qui revient, pour elle, à "annuler l'anecdotique, effacer les fantasmes, supprimer préjugés et stéréotypes", à tolérer les différences, à respecter l'humain, autrement dit à se mettre "en route vers les autres..."
Ses voyages l'ont conduite aux quatre points cardinaux, et, à chaque fois, elle a rencontré la pauvreté, qui n'est pas une statistique désincarnée, mais une réalité qui dérange, depuis des lustres, voire des siècles: "Les pauvres restent les oubliés de l'histoire officielle." Alors, elle les sort de l'oubli.
Françoise Gardiol a des convictions, qui ne sont pas miennes: "Nos sociétés dites d'abondance concentrent la richesse dans les mains de quelques-uns et en rejettent d'autres dans le manque. Manque de travail, de toit, de droit, de voix. Laissés en chemin par la dynamique néolibérale d'enrichissement."
Il n'y a pourtant pas de meilleure lutte contre la pauvreté que la création de richesses... et le terme de néolibéralisme est une arme de dérision dont se servent ceux qui s'opposent aux échanges libres et respectueux entre les hommes; il a été conçu, comme le dit Mario Vargas Llosa, "pour dévaluer sémantiquement la doctrine du libéralisme"...
Ces convictions - "Dans l'ombre de la crise économique, les Indignés en 2011", écrit-elle "appellent à une révolte citoyenne contre la dictature du marché et de la consommation." - sont en effet réductrices et caricaturales (la dictature du marché est un magnifique oxymore) et laissent à penser que c'était mieux avant...
Ces convictions sont d'ailleurs mises à mal par le récent essor économique de la Chine, qui la laisse pantoise. Car la Chine s'intéresse à l'Afrique. Elle lui fait de gros cadeaux, avec des contre-dons africains en ressources minières et matières premières: "Pour quel jeu? Investisseur ou prédateur?" se demande-t-elle.
La Chine, devenue utilitariste, a certes bien compris les mécanismes du marché, mais elle n'en a pas adopté tous les principes philosophiques préalables - liberté, responsabilité et propriété au sens large, à commencer par la propriété de soi -, se privant par là même de tous les fruits, que ces principes observés pourraient produire, qu'ils soient matériels ou moraux.
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'auteur fasse l'éloge de Thomas Sankara, le chef révolutionnaire (de 1983 à 1987) du Burkina Faso, "le pays des hommes intègres" (comme il a rebaptisé la Haute-Volta coloniale), ou qu'elle voie d'un bon oeil les révolutions qui "reconfigurent territoires et communautés", même si elles laissent "des traces de sang, des édifices en cendres", parce qu'elles laissent aussi "des étincelles d'espérance".
Bien que les convictions de François Gardiol ne soient pas miennes, son livre me touche. Elle continue à être elle-même; en donnant son temps, elle accompagne "les laissés-pour-compte dans le monde à construire un meilleur futur"; elle entre en écriture, autrement qu'auparavant: "Maintenant je plonge en poésie, je m'abandonne aux traces qui travaillent ma mémoire, aux émotions qui marquent mon vécu, aux rêves qui envahissent mon imaginaire."
Françoise Gardiol n'oublie pas les témoignages des peuples invisibles. Comment le pourrait-elle, elle qui veut "cultiver la curiosité et le goût des mondes comme un mode de vie, les yeux ouverts sur les dimensions cachées de l'univers", "vibrer aux rencontres improbables si précieuses"? Une urgence pour elle, "une manière de réenchanter la vie en faisant vivre et danser les mots".
Francis Richard
Pérégrinations parmi des peuples invisibles, Françoise Gardiol, 208 pages, Editions de l'Aire