En 4 mois ma mère a perdu 10 kg. Elle est toute ténue, tout chiffonnée, toute perdue dans le grand cocon de son lit. Enfermée dans sa démence vasculaire, elle n’est que logorrhée d'angoisse jaillissant de sa bouche, comme une bile de mots, les yeux fermés, les sourcils froncés. En souffrance intérieure. Muette.
Quand je lui demande d'ouvrir les yeux, ou pour la faire boire, d’ouvrir sa bouche, elle obéit, mais ses mouvements ne sont pas progressifs, ni proportionnés à l’action à venir ; elle ouvre grand sa bouche, grand ses yeux, une réponse musculaire plus qu’une réponse de la pensée. Comme si cette dernière s'effaçait déjà d’elle.
Ses petites mains sont décharnées ; sur ces os elle n’a mit qu’un gant fin, frêle de peau. Faible, elles arrivent à peine à tenir un verre, et leurs mouvements lents, comptés, ne se font que dans un périmètre restreint, autour de son corps. Bras repliés. Sur son ventre. Sa poitrine. Son visage . A tâtons.
Ces mains presque transparentes, si fragiles, si légères, savent encore caresser, parfois. Une caresse qui se termine par la préhension d’un de mes doigts, comme le nouveau né a ce reflex archaïque pour s’accrocher à sa mère, avec une telle force, une force violente, que l’on est étonné de la resentir, tant ce corps paraît faible, déjà loin.
Dans l’obscurité de cette angoisse, dans ce labyrinthe de peurs qui surgissent hors d’elle, parfois, rarement, jaillissent en ce flot halluciné, des fulgurances de conscience (“je dis n’importe quoi hein ?” ; “couvre toi bien, il fait froid”) qui me laissent abasourdi, sans voix, aux bords des larmes. Tout près. Des fulgurances, comme ces giboulées au printemps, aussi violentes qu’inattendues. Aussi belles, par le déchirement du ciel en bleu gris, que brèves. Comme cette pluie qui nettoie les trottoirs à grand coups de gouttes, ces mots de vie effacent ma tristesse. Un instant.