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Gilbert Sorrentino - L’abîme de l’illusion humaine

Par Marellia

La vie comme sac en papier
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Gilbert Sorrentino - L’abîme de l’illusion humaine [Cent Pages, 2015 - Traduit de l’américain par Bernard Hoepffner ]

Gilbert Sorrentino - L’abîme de l’illusion humaine
Article écrit pour Le Matricule des anges
Difficile de ne pas considérer l’importance que l’œuvre de Gilbert Sorrentino aura accordée à la forme, à ses contraintes et possibilités. Mais définir l’écrivain à l’aune de l’idée rigide que l’on se fait du « formalisme » serait un peu court. Appartenant de plein droit à l’école postmoderniste, Sorrentino partage avec Pynchon et al le recours à l’humour et l’ironie comme formes de distance salvatrice ; à la pluralité des voix ou des sources, toujours douteuses ; aux registres littéraires les plus variés comme autant de couches de (non) sens ; à l’excès (trop de pages, trop de listes, trop de citations camouflées) comme esthétique ; à la fiction considérée comme métafiction ; etc. La littérature conçue comme un serpent mutant qui, plutôt que de se défaire de ses mues, les accumule.
La forme pour Sorrentino est un point de départ, certainement pas – malgré la place qu’elle prend – un contenu. Pour s’en convaincre, il suffira de compulser les pages de La folie de l’or, western presque traditionnel entièrement écrit sous forme interrogative. Ou celles de son opus magnum, Salmigondis, 600 pages qui s’attachent à épuiser tous les possibles de « l’écrire mal », sorte d’immense parodie ou de parodie d’immensité, celle de l’égo de tous les mauvais écrivains. Immensité qui, tel un fantôme que personne n’aurait dû inviter à la fête mais sans qui celle-ci n’aurait pas été la même, peuple l’histoire de la littérature.
De fait, la figure de l’écrivain, de l’artiste, est au cœur des préoccupations sorrentiniennes. Fat, imbu de son talent ou dans les derniers retranchement d’une dépression qu’un regard lucide sur son œuvre ne pouvait que déclencher, il est un médiocre. A l’instar de tous, d’ailleurs, semble nous dire Sorrentino, et ce particulièrement dans L’abîme de l’illusion humaine. L’artiste, chez lui, accompli ou raté, n’est qu’une figure – un figurant - parmi d’autres. Ni plus ni moins pathétiques que le mari cocu, l’orphelin malgré lui ou le vieillard grincheux au seuil de la mort. Rater sa carrière littéraire n’est pas pire que rater son mariage. En cédant au pessimisme implicite du livre - heureusement contrebalancé par l’humour de l’auteur, qui ne conçoit nul mépris pour ses personnages - on pourrait croire que l’un et l’autre sont de toute façon condamnés à l’échec.
L’abîme de l’illusion humaine – titre emprunté à Henry James dans une citation placée en exergue – se présente sous la forme de cinquante miniatures numérotés disposées l’une après l’autre, de façon à créer la sensation d’un continuum de petites anecdotes, de portraits aussi vites que subtilement esquissés, de fragments qui valent pour un tout. Ce « tout » ne saurait être que l’Amérique, le livre s’inscrivant ainsi dans la tradition du grand roman américain. Ou plutôt, à travers un choix formel aussi simple qu’efficace, il en souligne l’inutilité. A quoi bon écrire le grand roman, si l’on obtient un meilleur résulta à l’aide de miniatures, retraçant ainsi plusieurs décennies du siècle passé, en en faisant ressortir « la véritable profondeur, agitée d’aucune marée », pour continuer avec James ? Une série de commentaires en fin d’ouvrage, non signalés dans le corps du texte (une manière de souligner ironiquement leur caractère « dispensable »), offre des détails superflus ou des approfondissement insoupçonnés à certains aspects de ces mini-récits qui prennent peu à peu la forme de véritables nouvelles.
Il a souvent été dit, à propos de l’esthétique postmoderniste en général et de l’œuvre de Sorrentino en particulier, qu’elle refusait les schémas traditionnels du récit linéaire, de l’intrigue structuré. Cela est vrai mais aussi injuste, à la lecture d’un livre comme celui-ci. L’américain s’y révèle conteur en nous offrant ces vies qui ne sont pas tant imaginaires qu’ordinaires (les listes de marques et autres informations à la précision dérisoire des commentaires n’ont d’autres fonction que souligner cet ordinaire infra-fictionnel), vies qui n’ont étés possédées « au sens métaphoriques, de pas grand chose de mieux qu’un sac en papier ». Soit ce que l’on peut froisser et jeter ; quelque chose de fragile, sans gloire et presque touchant. Derrière l’ironie apparemment froide et la pluralité sarcastique des tons adoptés par un narrateur peu fiable, se cache l’acceptation presque soulagée de notre commune misère, sociale, sentimentale et intellectuelle. Peut-être n’est-ce pas un hasard qu’il s’agisse là du dernier livre de l’auteur, posthume.

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