Les Gaulois, depuis toujours, vivent en symbiose avec la forêt : elle est tout à la fois leur matrice, leur ressource, mais aussi, parfois, leur rempart. En 215 av. J.-C., les troupes carthaginoises d'Hannibal ont pénétré en Italie, où elles infligent de sévères défaites à l'armée romaine, avant de s'installer pour plus de dix ans dans le sud de la péninsule. Dans l'Italie du Nord, alors dominée par des peuples celtiques, que les Romains appellent "Gaulois", l'armée romaine doit affronter les Boïens, un puissant peuple celtique venu de Bohême au début du IVème siècle av. J.-C., et qui profite du désordre semé par Hannibal pour se soulever contre Rome, qui lui avait infligé une défaite dix ans plus tôt, à Télamon. Les Boïens occupent un vaste territoire, entre le fleuve Pô et la chaîne des Apennins, où la forêt, qui a aujourd'hui disparu, avait une grande importance et offrait des nombreuses richesses, complétant avantageusement celles tirées des terres padanes fertile.
Les Romains doivent s'engager en terrain alors encore inconnu, sous la direction du consul Lucius Postumius Albinus. Tite-Live, lui-même originaire de cette Gaule Cisalpine [1], raconte deux siècles plus tard les événements, dans un récit qui a intégré, probablement, des éléments de la vision celte de la forêt. En effet, s'il était de tradition, chez les anciens Celtes, de s'emparer du crâne des ennemis vaincus au combat, dont la vie était en quelque sorte offerte aux dieux [2], le sort réservé au crâne du consul romain, bien spécifique, laisse supposer que la victoire fut considérée par les Gaulois boïens comme d'une nature particulière, peut-être l'oeuvre des dieux et de la forêt......
Au milieu de toutes ces mesures, on apprit une nouvelle défaite. La fortune accumulait tous les désastres sur cette année. L. Postumius, consul désigné, avait péri en Gaule avec toute son armée. Il y avait une vaste forêt, que les Gaulois appellent Litana, et où il allait faire passer son armée. À droite et à gauche de la route, les Gaulois avaient coupé les arbres, de telle sorte que tout en restant debout ils pussent tomber à la plus légère impulsion. Postumius avait deux légions romaines ; et du côté de la mer supérieure il avait enrôlé tant d'alliés qu'une armée de vingt-cinq mille hommes le suivait sur le territoire ennemi. Les Gaulois s'étaient répandus sur la lisière de la forêt, le plus loin possible de la route. Dès que l'armée romaine fut engagée dans cet étroit passage, ils poussèrent les plus éloignés de ces arbres qu'ils avaient coupés par le pied. Les premiers tombant sur les plus proches, si peu stables eux-mêmes et si faciles à renverser, tout fut écrasé par leur chute confuse, armes, hommes, chevaux : il y eut à peine dix soldats qui échappèrent. La plupart avaient péri étouffés sous les troncs et sous les branches brisées des arbres ; quant aux autres, troublés par ce coup inattendu, ils furent massacrés par les Gaulois, qui cernaient en armes toute l'étendue du défilé.
Sur une armée si considérable, quelques soldats seulement furent faits prisonniers, en cherchant à gagner le pont, où l'ennemi, qui en était déjà maître, les arrêta. Ce fut là que périt Postumius, en faisant les plus héroïques efforts pour ne pas être pris. Ses dépouilles et sa tête, séparée de son corps, furent portées en triomphe par les Boïens dans le temple le plus respecté chez cette nation ; puis, la tête fut vidée, et le crâne, selon l'usage de ces peuples, orné d'un cercle d'or ciselé, leur servit de vase sacré pour offrir des libations dans les fêtes solennelles. Ce fut aussi la coupe du grand pontife et des prêtres du temple. Le butin fut pour les Gaulois aussi considérable que l'avait été la victoire ; car, bien que les animaux, pour la plupart, eussent été écrasés par la chute de la forêt, n'y ayant pas eu de fuite ni par conséquent de dispersion des bagages, on retrouva tous les objets à terre, le long de la ligne formée par les cadavres.
Tite-Live, Histoire Romaine, XXXIII, 24, 6-13.
Nous ne savons pas précisément où se trouvait cette fameuse silua Litana qui fut, le temps d'un combat, l'alliée redoutable des Boïens. Mais il est clair que l'événement fut l'objet d'une interprétation sacrée, confortant la conception de la forêt divine et protectrice, au point que même les Romains en conservèrent un souvenir émerveillé.
....[1] Il était d'une famille de l'élite locale de Padoue, en Vénétie.[2] Voir le remarquable article de J.-L. Brunaux, La mort du guerrier celte, Essai d'histoire des mentalités, dans Rites et espaces sacrés en pays celte et méditerranéen, Collection de l'Ecole française de Rome, n° 276, Rome, 2000, p. 305-335.
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Amaury Piedfer.