Source : http://abonnes.lesinrocks.com/2016/02/02/idees/exquises-esquisses-11802780/
Philosophe et sinologue, spécialiste de l’œuvre de Tchouang-tseu, Jean-François Billeter se livre, à travers cinquante esquisses concises et stimulantes, à une réflexion intime et politique ouvrant une voie pour sortir du grand désarroi contemporain.
A l’urgence d’inventer une voie pour sortir de la crise (politique, morale, sociale…) s’ajustent en général deux modes de discours : ceux qui revendiquent haut et fort un horizon neuf, à la manière d’un manifeste, mais aussi ceux qui font le deuil de l’idée même d’un renouveau possible.
Entre la posture de l’exaltation et la posture du renoncement, une autre voie plus discrète et fragile se fraye parfois un chemin, ouvert à ceux qui s’accommodent de l’absence de certitudes : la voie de l’esquisse.
C’est précisément celle qu’emprunte le philosophe Jean-François Billeter dans son dernier essai, Esquisses, qui pose explicitement le programme de sa réflexion : tenter de saisir, par petites touches, au fil d’une succession d’intuitions et d’hypothèses, le moment historique actuel.
“On fait une esquisse pour saisir une idée, une chose vue”, écrit l’auteur. Saisir une idée, c’est tenter de donner forme à une sensation, une émotion, une réflexion, avant d’imaginer son éventuelle mise en pratique. Les cinquante esquisses, à la fois autonomes et reliées aux autres, tournent ici autour de thèmes que Billeter explore depuis longtemps : le langage, l’attention, l’intention, le corps, l’activité… : autant de notions qu’il a appris à étudier à travers l’histoire de la philosophie chinoise, son champ d’études privilégié.
Spécialiste de Tchouang-tseu
Sinologue, Jean François Billeter est en effet l’auteur de nombreux ouvrages sur la pensée et les pratiques chinoises: Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Leçons sur Tchouang-tseu, Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie… Ses esquisses, denses et concises, s’attachent ici à penser notre présent occidental, marqué par l’imaginaire de la crise, à la lumière discrète et oblique des concepts que ses lectures de Tchouang-tseu lui ont apportés, tout en se rattachant aussi à la lecture clé de penseurs de la modernité occidentale (Spinoza…).
Ce qui est stimulant dans la réflexion de Jean François Billeter, c’est qu’elle accueille de manière très libre des intuitions successives et les expose à la manière d’à-plats sur une toile. Chaque pièce de son tableau peut se raccrocher à l’autre, comme si un jeu de secrètes correspondances déterminait l’équilibre précaire du livre. Pour Billeter, la crise qui nous obsède prend sa racine dans ce qu’il appelle “la loi de l’infini”. L’activité des hommes d’aujourd’hui se résume à “faire fonctionner un système” qui n’a pas de fin. Il faut comprendre cette absence de fin dans le double sens du mot : sans terme et sans but. Cette loi condamne ainsi à l’infini ceux qui s’y plient, c’est-à-dire nous tous, selon deux configurations essentielles : “la répétition et la prolifération”.
La machine du temps présent tourne indéfiniment et produit de la répétition. Le“système des nombres”, dominant, crée la prolifération. Par les effets cumulés de cette répétition et de cette prolifération, la loi de l’infini nous épuise tous. En imposant une vie minutée, “elle prive les individus du loisir de s’arrêter, de sentir, de penser, de s’exprimer et d’agir selon leur propre nécessité”. La seule façon de sortir de la crise, pour Billleter, consiste, dans l’une de ses essentielles esquisses, à “substituer au système capitaliste et à la loi de l’infini qu’il nous impose une forme de vie fondée sur la loi du fini”.
“C’est en agissant en toutes choses selon la loi du fini que nous avons une chance de préserver et nous-mêmes et ce qui reste des ressources naturelles nécessaires à notre survie”, écrit-il.
Eloge de la suspension
Notre survie dépend en partie de la capacité que chacun, dans le déploiement de ses activités quotidiennes, a d’échapper aux injonctions des temps présents.“Observons notre activité, décrivons les phénomènes qui retiennent notre attention, voyons les rapports qu’ils ont entre eux : cela nous mènera aux lois de l’activité”, écrit l’auteur, soucieux d’esquisser la voie salutaire de la sortie de l’agitation stérile.
“Nous sommes naturellement actifs, animés par l’intention, nous pensons sans cesse à ce que nous désirons ou redoutons ; mais nous avons la faculté de suspendre en nous l’intention. Par cet arrêt, nous cessons d’agir, même en pensée ; nous cessons de désirer, de redouter ; disparaissent alors les désirs et les craintes, les projets et les calculs.”
On devine dans ces propos tout ce qu’ont pu lui suggérer les paraboles de Tchouang-tseu sur le “non-agir” et l’action conforme à la nature des choses. Si les philosophes occidentaux ont pratiqué cette suspension de l’intention comme tout un chacun, ils n’ont pas pris garde à ce qu’ils faisaient. Comme si la conscience était nécessairement conscience de quelque chose : une erreur qui définit pour Billeter l’histoire de la philosophie moderne, jusqu’à la phénoménologie de Husserl qui parlait d’intentionnalité de la conscience.
“Ces philosophes n’ont pas vu ce que nous révèle l’observation de notre activité : que la conscience n’est pas autre chose que notre activité quand elle devient sensible à elle-même ; que le sentiment du moi est inhérent à notre activité lorsqu’elle devient consciente et varie selon le régime de cette activité”.
“conscience pure, sans objet”
Billeter s’essaie ainsi à un éloge de la suspension et de l’éloignement : “Quand je m’installe dans l’immobilité et que disparaît toute idée d’activité intentionnelle, l’envie de parler disparait aussi”. Se maintenir un moment dans cet état suspendu, c’est comme s’installer “dans une sorte de rien”. Cette sorte de rien désigne cet instant durant lequel des individus s’extraient du bruit et de la fureur d’un rassemblement et ont “l’air absent”. “Le monde ne cesse pas d’exister, mais il s’allège, il s’éloigne”, comme un état d’indifférence amusée.
Si nous pratiquons tous spontanément l’arrêt pour retrouver un souvenir, pour réfléchir, pour mieux percevoir quelque chose, l’auteur invite à en amplifier le geste. S’abandonner à la rêverie, laisser le calme s’approfondir, jusqu’à devenir la seule réalité perçue : tout cela devient “conscience pure, sans objet”. Cette conscience pure est pour Billeter “de l’énergie diffuse, sensible à elle-même, doucement lumineuse”, grâce à laquelle surgit quelque chose d’essentiel.
Car “il arrive que dans ce vide, quelque chose prenne forme : une intuition, une idée, une association d’idées”. “C’est ainsi que naît la pensée”, affirme le philosophe. Accomplir ce débrayage nécessite de s’exercer, pour découvrir qu’il est aussi “un commencement”. Cultiver l’arrêt, se mettre en vacance, laisser l’activité dont nous sommes faits se réorganiser d’elle-même : il n’y a pas d’autres moyens que ceux-là pour mettre fin aux périls de notre modernité tardive : la frustration, l’impatience, le découragement, la peur, la haine, le désespoir…
La meilleure manière de réduire les nœuds et les tensions qui nous traversent est de pratiquer cet “arrêt”. S’abstenir de chercher une solution, de vouloir quoi que ce soit, en créant ainsi une détente dans le conflit des forces tout en restant attentif à ce qui va se passer. Cette invitation au débrayage ne conduit pas pour autant à une sorte de dégagement du souci de l’esprit public.
Ces esquisses n’occultent pas la chose politique dans ce sens où elles tournent aussi autour de la volonté de redéployer un nouvel esprit des Lumières, c’est-à-dire conquérir de nouvelles libertés (ce que des propositions concrètes comme le revenu citoyen symbolisent). Si les Lumières ont été un mouvement de conquête de l’autonomie de l’individu, de sa capacité de juger par lui-même et selon la raison, il faut aujourd’hui réapprendre à “intégrer les forces qui sont en vous”, de façon à “ce qu’au lieu de se contrarier, elles créent ensemble une activité plus intense et plus féconde”.
“C’est en avançant dans cette voie que nous satisfaisons progressivement notre désir essentiel” : une voie dont l’esquisse dessine par elle-même l’impérieuse nécessité.
Source : http://abonnes.lesinrocks.com/2016/02/02/idees/exquises-esquisses-11802780/
Philosophe et sinologue, spécialiste de l’œuvre de Tchouang-tseu, Jean-François Billeter se livre, à travers cinquante esquisses concises et stimulantes, à une réflexion intime et politique ouvrant une voie pour sortir du grand désarroi contemporain.
A l’urgence d’inventer une voie pour sortir de la crise (politique, morale, sociale…) s’ajustent en général deux modes de discours : ceux qui revendiquent haut et fort un horizon neuf, à la manière d’un manifeste, mais aussi ceux qui font le deuil de l’idée même d’un renouveau possible.
Entre la posture de l’exaltation et la posture du renoncement, une autre voie plus discrète et fragile se fraye parfois un chemin, ouvert à ceux qui s’accommodent de l’absence de certitudes : la voie de l’esquisse.
C’est précisément celle qu’emprunte le philosophe Jean-François Billeter dans son dernier essai, Esquisses, qui pose explicitement le programme de sa réflexion : tenter de saisir, par petites touches, au fil d’une succession d’intuitions et d’hypothèses, le moment historique actuel.
“On fait une esquisse pour saisir une idée, une chose vue”, écrit l’auteur. Saisir une idée, c’est tenter de donner forme à une sensation, une émotion, une réflexion, avant d’imaginer son éventuelle mise en pratique. Les cinquante esquisses, à la fois autonomes et reliées aux autres, tournent ici autour de thèmes que Billeter explore depuis longtemps : le langage, l’attention, l’intention, le corps, l’activité… : autant de notions qu’il a appris à étudier à travers l’histoire de la philosophie chinoise, son champ d’études privilégié.
Spécialiste de Tchouang-tseu
Sinologue, Jean François Billeter est en effet l’auteur de nombreux ouvrages sur la pensée et les pratiques chinoises: Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Leçons sur Tchouang-tseu, Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie… Ses esquisses, denses et concises, s’attachent ici à penser notre présent occidental, marqué par l’imaginaire de la crise, à la lumière discrète et oblique des concepts que ses lectures de Tchouang-tseu lui ont apportés, tout en se rattachant aussi à la lecture clé de penseurs de la modernité occidentale (Spinoza…).
Ce qui est stimulant dans la réflexion de Jean François Billeter, c’est qu’elle accueille de manière très libre des intuitions successives et les expose à la manière d’à-plats sur une toile. Chaque pièce de son tableau peut se raccrocher à l’autre, comme si un jeu de secrètes correspondances déterminait l’équilibre précaire du livre. Pour Billeter, la crise qui nous obsède prend sa racine dans ce qu’il appelle “la loi de l’infini”. L’activité des hommes d’aujourd’hui se résume à “faire fonctionner un système” qui n’a pas de fin. Il faut comprendre cette absence de fin dans le double sens du mot : sans terme et sans but. Cette loi condamne ainsi à l’infini ceux qui s’y plient, c’est-à-dire nous tous, selon deux configurations essentielles : “la répétition et la prolifération”.
La machine du temps présent tourne indéfiniment et produit de la répétition. Le“système des nombres”, dominant, crée la prolifération. Par les effets cumulés de cette répétition et de cette prolifération, la loi de l’infini nous épuise tous. En imposant une vie minutée, “elle prive les individus du loisir de s’arrêter, de sentir, de penser, de s’exprimer et d’agir selon leur propre nécessité”. La seule façon de sortir de la crise, pour Billleter, consiste, dans l’une de ses essentielles esquisses, à “substituer au système capitaliste et à la loi de l’infini qu’il nous impose une forme de vie fondée sur la loi du fini”.
“C’est en agissant en toutes choses selon la loi du fini que nous avons une chance de préserver et nous-mêmes et ce qui reste des ressources naturelles nécessaires à notre survie”, écrit-il.
Eloge de la suspension
Notre survie dépend en partie de la capacité que chacun, dans le déploiement de ses activités quotidiennes, a d’échapper aux injonctions des temps présents.“Observons notre activité, décrivons les phénomènes qui retiennent notre attention, voyons les rapports qu’ils ont entre eux : cela nous mènera aux lois de l’activité”, écrit l’auteur, soucieux d’esquisser la voie salutaire de la sortie de l’agitation stérile.
“Nous sommes naturellement actifs, animés par l’intention, nous pensons sans cesse à ce que nous désirons ou redoutons ; mais nous avons la faculté de suspendre en nous l’intention. Par cet arrêt, nous cessons d’agir, même en pensée ; nous cessons de désirer, de redouter ; disparaissent alors les désirs et les craintes, les projets et les calculs.”
On devine dans ces propos tout ce qu’ont pu lui suggérer les paraboles de Tchouang-tseu sur le “non-agir” et l’action conforme à la nature des choses. Si les philosophes occidentaux ont pratiqué cette suspension de l’intention comme tout un chacun, ils n’ont pas pris garde à ce qu’ils faisaient. Comme si la conscience était nécessairement conscience de quelque chose : une erreur qui définit pour Billeter l’histoire de la philosophie moderne, jusqu’à la phénoménologie de Husserl qui parlait d’intentionnalité de la conscience.
“Ces philosophes n’ont pas vu ce que nous révèle l’observation de notre activité : que la conscience n’est pas autre chose que notre activité quand elle devient sensible à elle-même ; que le sentiment du moi est inhérent à notre activité lorsqu’elle devient consciente et varie selon le régime de cette activité”.
“conscience pure, sans objet”
Billeter s’essaie ainsi à un éloge de la suspension et de l’éloignement : “Quand je m’installe dans l’immobilité et que disparaît toute idée d’activité intentionnelle, l’envie de parler disparait aussi”. Se maintenir un moment dans cet état suspendu, c’est comme s’installer “dans une sorte de rien”. Cette sorte de rien désigne cet instant durant lequel des individus s’extraient du bruit et de la fureur d’un rassemblement et ont “l’air absent”. “Le monde ne cesse pas d’exister, mais il s’allège, il s’éloigne”, comme un état d’indifférence amusée.
Si nous pratiquons tous spontanément l’arrêt pour retrouver un souvenir, pour réfléchir, pour mieux percevoir quelque chose, l’auteur invite à en amplifier le geste. S’abandonner à la rêverie, laisser le calme s’approfondir, jusqu’à devenir la seule réalité perçue : tout cela devient “conscience pure, sans objet”. Cette conscience pure est pour Billeter “de l’énergie diffuse, sensible à elle-même, doucement lumineuse”, grâce à laquelle surgit quelque chose d’essentiel.
Car “il arrive que dans ce vide, quelque chose prenne forme : une intuition, une idée, une association d’idées”. “C’est ainsi que naît la pensée”, affirme le philosophe. Accomplir ce débrayage nécessite de s’exercer, pour découvrir qu’il est aussi “un commencement”. Cultiver l’arrêt, se mettre en vacance, laisser l’activité dont nous sommes faits se réorganiser d’elle-même : il n’y a pas d’autres moyens que ceux-là pour mettre fin aux périls de notre modernité tardive : la frustration, l’impatience, le découragement, la peur, la haine, le désespoir…
La meilleure manière de réduire les nœuds et les tensions qui nous traversent est de pratiquer cet “arrêt”. S’abstenir de chercher une solution, de vouloir quoi que ce soit, en créant ainsi une détente dans le conflit des forces tout en restant attentif à ce qui va se passer. Cette invitation au débrayage ne conduit pas pour autant à une sorte de dégagement du souci de l’esprit public.
Ces esquisses n’occultent pas la chose politique dans ce sens où elles tournent aussi autour de la volonté de redéployer un nouvel esprit des Lumières, c’est-à-dire conquérir de nouvelles libertés (ce que des propositions concrètes comme le revenu citoyen symbolisent). Si les Lumières ont été un mouvement de conquête de l’autonomie de l’individu, de sa capacité de juger par lui-même et selon la raison, il faut aujourd’hui réapprendre à “intégrer les forces qui sont en vous”, de façon à “ce qu’au lieu de se contrarier, elles créent ensemble une activité plus intense et plus féconde”.
“C’est en avançant dans cette voie que nous satisfaisons progressivement notre désir essentiel” : une voie dont l’esquisse dessine par elle-même l’impérieuse nécessité.