Il suffirait donc parfois d’un soupçon de charité intellectuelle pour retenir ce qu’il peut y avoir de fondé dans certaines thèses immédiatement disqualifiées sous l’étiquette désormais infamante de « conspirationnistes », écarter leurs égarements explicatifs, et conserver, quitte à les réagencer autrement, des faits d’actions concertées bien réels mais dont la doctrine néolibérale s’efforce d’opérer la dénégation. Un édito bien senti de Fréderic Lordon.
par Frédéric Lordon
En voir partout ; n’en voir nulle part : en matière de complot, la discussion évite rarement l’un de ces deux écueils symétriques. Quand les cinq grandes firmes de Wall Street, en 2004, obtiennent à force de pressions une réunion, longtemps tenue secrète, à la Securities and Exchange Commission (SEC), le régulateur des marchés de capitaux américains, pour obtenir l’abolition de la « règle Picard » limitant à 12 le coefficient de leviérisation globale des banques d’affaires (1), il faudrait une réticence intellectuelle confinant à l’obturation pure et simple pour ne pas y voir l’action concertée et dissimulée d’un groupe d’intérêts spécialement puissant et organisé. Des complots, donc, il y en a — celui-là, par exemple, d’ailleurs tout à fait couronné de succès.
Sans doute ne livre-t-il pas à lui seul l’intégralité de l’analyse qu’appelle la crise financière, et c’est peut-être là l’une des faiblesses notoires du conspirationnisme, même quand il pointe des faits avérés : son monoïdéisme (2), la chose unique qui va tout expliquer, l’idée exclusive qui rend compte intégralement, la réunion cachée qui a décidé de tout. Exemple-type de monoïdéisme conspirationniste : Bilderberg (ou la Trilatérale) (3). Bilderberg existe ! La Trilatérale aussi. Ce n’est donc pas du côté de l’établissement de ce(s) fait(s) que se constitue le problème : c’est du côté du statut causal qu’on leur accorde. Ainsi donc de Bilderberg ou de la Trilatérale érigés en organisateurs uniques et omnipotents de la mondialisation néolibérale. Pour défaire le monoïdéisme de la vision complotiste, il suffit de l’inviter à se prêter à une expérience de pensée contrefactuelle : imaginons un monde sans Bilderberg ni Trilatérale ; ce monde hypothétique aurait-il évité la mondialisation néolibérale ? La réponse est évidemment non. Il s’en déduit par contraposition que ces conclaves occultes n’étaient pas les agents sine qua non du néolibéralisme, peut-être même pas les plus importants. Et pourtant, ce n’est pas une raison pour oublier de parler de Bilderberg et de la Trilatérale, qui disent incontestablement quelque chose du monde où nous vivons.
Il suffirait donc parfois d’un soupçon de charité intellectuelle pour retenir ce qu’il peut y avoir de fondé dans certaines thèses immédiatement disqualifiées sous l’étiquette désormais infamante de « conspirationnistes », écarter leurs égarements explicatifs, et conserver, quitte à les réagencer autrement, des faits d’actions concertées bien réels mais dont la doctrine néolibérale s’efforce d’opérer la dénégation. Il est vrai qu’il entre constitutivement dans la vision du monde des dominants de dénier génériquement les faits de domination (salariés et employeurs, par exemple, sont des « co-contractants libres et égaux sur un marché du travail »…), à commencer bien sûr par tous les faits de ligue explicite par lesquels les intérêts dominants concourent à la production, à la reproduction et à l’approfondissement de leur domination. Il est probablement sans espoir d’imaginer tenir dans les controverses médiatiques une position intermédiaire qui conjoindrait et la régulation contre certains errements extravagants (jusqu’au scandaleux) de la pensée conspirationniste, et l’idée que la domination, si elle est principalement produite dans et par des structures, est aussi affaire pour partie d’actions collectives délibérées des dominants. Ce genre de distinction est sans doute trop demander, et l’on voit d’ici venir les commentaires épais qui feront de ce propos même une défense apologétique du complotisme et des complotistes…
La suite dans le Monde Diplomatique
N.D.L.R
Comme par hasard, en ces temps d'idéologie ultra libérale dominante les concepts les plus galvaudés sont le complot, qui se délite immédiatement en complotisme, et le peuple, que l'on défigure sans autre forme de procès en populisme. Merci M. Lordon, pour cette mise au point.