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Partager le premier restaurant ?

Publié le 12 février 2016 par Tetue @tetue
Partager le premier restaurant ?

Premier rendez-vous, en tête-à-tête au restaurant… Arrive le moment de l'addition. Qui paye quoi ? Et si on partageait ?

Nous discutons à bâtons rompus, nous rions, nous apprécions et nous racontons des tranches de nos vies, bref, nous passons une bonne soirée, plaisante, voire charmante. Arrive le moment de l'addition.

Notre serveur pose la coupelle au milieu de la table, retournée sur la note, pour que celle-ci ne s'envole pas dans la brise tiède de ce joli soir d'été. Chacun sort sa carte bancaire et la pose dans la coupelle. Jusque là tout va bien : je passe une délicieuse soirée avec cet ami d'amis, dont je suis enchantée de faire meilleure connaissance.

Mais il retire ma carte de la coupelle et, malgré mon réflexe d'étonnement qui frise maladroitement l'insistance, refuse tout net de partager l'addition. J'aime les bonnes bouffes et vais régulièrement au restaurant : l'habitude veut que l'on partage la note, à parts égales ou chacun sa part, c'est selon. Je n'y prêtais gare, mais la situation est ici légèrement différente : en tête-à-tête hétéro, ce moment ne saurait être anodin, tant il concentre de sous-entendus.

Pourquoi payent-ils encore ?

Lors d'un premier rendez-vous entre un homme et une femme, il est encore de coutume, sous nos cieux, que ce soit l'homme qui paye. Cela date d'une époque, pas si lointaine — celles de nos grands-mères —, où les femmes ne travaillaient pas ou, plus précisément, n'étaient pas rétribuées, et n'étaient donc pas en capacité de payer, ni donc d'inviter, ni que dalle, pour résumer. L'homme n'avait alors d'autre choix, s'il voulait fréquenter la gente féminine, que de tout prendre en charge : l'initiative, les modalités et les frais. L'homme devait proposer, la femme ne pouvait que disposer.

Bien que les femmes de ma génération aient acquis une certaine autonomie financière, la tradition persiste, faisant désormais partie de la « galanterie », cet ensemble de bonnes manières désuètes qui consiste à témoigner des attentions et égards particulier aux femmes comme de leur offrir le restaurant. C'est aussi un « rite de séduction », lit-on sur les sites ringards de coaching amoureux, dont les plus récents s'adressent aux internautes masculins, détaillant le rituel par le menu, pour leur apprendre comment « pécho » et passer de la table au lit à coup sûr…

Voilà tout ce que son geste convoque. Bim. Du bien lourd.

Soudain, j'ai un doute : cette soirée n'était donc qu'une « date » pour lui ? Tout cela n'était donc que drague ? Quel jeu me sort-t-il soudain ? celui de l'homme stéréotypé qui récite, coincé et conservateur, sa leçon de galanterie ? C'est alors que, ressentant un pincement de déception, je réalise que je le trouvais fort à mon goût… Mais face à sa fermeté, je n'ai d'autre choix que de battre en retraite. J'accepte donc l'invitation. Et cherche contenance.

Manque de charme

Dois-je dire quelque chose ? Le remercier ? comme un bon prince ? comme une gamine ? Pfiou… Je me ressaisis et lâche finalement un enjoué « Merci, et la prochaine fois, c'est moi qui t'invite » avec un grand sourire, signifiant par là que j'aurais plaisir à le revoir, tout en me repositionnant comme femme respectable, c'est-à-dire qui n'est pas à entretenir. Et je repense furtivement à l'un de mes bons potes, qui déplore la « vénalité des femmes », oui, comme ça, en général. Je m'attriste que ses rencontres — je ne doute pas que certaines s'attendent encore à ce que les hommes leur payent tout — l'aient amené à cette conclusion hâtive et généralisante, mais déplorant autant que lui semblable attitude, je ne serais certainement pas de celles qui en grossissent le rang. Main dans la main avec mon pote, avec tous les potes de potes, avec tous les hommes, je suis, même et surtout au moment de rencontrer. Make love, not war.

Mais en quelques secondes, le charme est rompu. Au lieu de continuer notre conversation en flânant par les rues, j'écourte inconsciemment pour éviter d'en arriver à ce moment où les mots se tarissent pour laisser place à la communication non-verbale. Ça n'aurait désormais plus rien de naturel. Alors que je pensais passer une bonne soirée avec quelqu'un de chouette, tellement détendue que j'en avais oublié les rôles convenus — quel bonheur ! — je me sens comme une merde, prise au piège des rites de séduction, soudain remise à ma place de femme, comprendre : d'objet de désir, de celles que l'on allonge d'un coup de carte bancaire. Car moi aussi je le considère désormais sexuellement : il est beau, j'aimerais bien caresser sa peau… Oui mais non. J'ai besoin de retrouver ma liberté, celle de penser, celle de désirer aussi, et ma légèreté en cela. Ça attendra donc.

Prends ton ticket et patiente.

Parce qu'il est idiot de juger d'une personne sur un seul geste, parce que, pas davantage que moi, les hommes ne savent comment s'y prendre, avec ces fichus rituels de séduction en voie de péremption, parce que je serais pétasse de lui en tenir rigueur, parce que je serais maso de nier l'intérêt que j'ai de sa personne à cause d'un réflexe conditionné, de me braquer au risque de passer à côté des joyeusetés de la vie, nous nous revoyons.

La revoyure est aussi plaisante. Ce mec est décidément très chouette. J'en oublie la maladresse précédente et me laisse aller à nouveau. Quand vient l'addition, c'est tout naturellement que je tends ma carte bancaire, ravie de l'inviter en retour, contente de rééquilibrer, me replaçant, comme un acquiescement, dans la relation, qui peut donc se poursuivre, comme bon nous semblera, yala ! Qu'il s'indigne et interpose à nouveau sa carte donna le coup de couperet final.

Manque de réciprocité

Certes, tous les hommes n'ont pas eu la chance d'être bien élevés, c'est-à-dire dans un esprit égalitaire, et quand bien même, ce moment restant très codifié, qui plus est chargé d'enjeu, il est risqué pour eux d'y faire preuve d'innovation.

Le problème n'est pas tellement qu'il paye. Ni même qu'il reste engoncé dans ces habitudes. Mais qu'il s'impose, niant mon envie — qu'il n'est plus sans ignorer à ce stade — de partager, laissant présager le pire dans la relation, si elle en venait à l'intimité. Hé, copine, tu crois vraiment qu'un mec qui ne sait déjà pas t'écouter à la table, s'y prendra mieux au lit ? Ne compte pas sur moi pour aller vérifier !

Le plus choquant, dans cette histoire, est le nombre de femmes qui, autour de moi, trouvent normal que l'homme paye, et s'offusquent de mon attitude, me donnant envie de fuir loin, très loin, dans un autre monde où les relations de séduction seraient moins pourries : « Mais tu es folle ! Quand un homme te paye le resto, tu acceptes ! S'il te paye des sorties, des cadeaux, un bijou ou même un voiture, tu prends, tu prends ! Et tu le gardes celui-là ! » Euh… non. Ce n'est pas ce que je cherche. Non merci. Dois-je vraiment en venir à préciser que non, je ne cherche pas un souteneur, mais tout simplement un compagnon, de jeux ou de vie ? N'insistez pas.

Mon attitude serait castratrice, les hommes se sentiraient émasculés de ne pas payer… Mouhahaha ! Sérieux, les mecs, confondez-vous réellement votre pénis avec votre carte bancaire ? Dans ce cas, désolée d'être coupe-couilles, mais, j'ai beau l'examiner, mon sexe s'apparente peut-être à une fente mais ce n'est pas — et c'est peut-être un scoop pour certains — celle d'un terminal de paiement. Je serais une mutante !

Moderniser les codes amoureux

Trêve de plaisanterie, tout cela ne nous dit pas comment y faire, au moment de l'addition, lors du premier rendez-vous, sensé être léger et plaisant. Car on est là pour s'amuser avant tout, non ? Or cette vieille galanterie vient compliquer la rencontre. Qu'il est peu naturel pour moi de prendre le rôle passif de nos aïeules, le temps d'un « rite de séduction » ! Et quelle hypocrisie serait-ce de ma part ! N'existe-t-il donc point de jeux de rôles plus funs ?

« Il serait temps que les codes amoureux se modernisent… Sinon on va beaucoup moins s'amuser » nous interpelle cet homme las de jouer le rôle du prince charmant, taxé de « gros nul » s'il ne paye pas : « ce qui m'embête le plus dans cette histoire, c'est l'absence de réciprocité. » Et de citer la philosophe Laura-Maï Gaveriaux qui questionne la galanterie, en des termes que je me réapproprie volontiers :

« J'ai toujours trouvé radin le type qui calcule sa part de l'addition, je trouve exaspérant celui qui cherche à payer à chaque fois, je trouve charmant celui qui vous invite la première fois et vous laisse l'inviter la fois d'après. Le premier me paraît mesquin, le second macho, le troisième épicurien… »

S'il en est parmi mes lecteurs qui souhaitent s'entraîner à réinventer les codes, je me porte joyeusement volontaire. Promis, je n'insisterais pas pour partager la note au prorata de nos revenus respectifs !


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