Si la cité, telle qu'on la connaît, est de facture masculine, la smart city ne pourrait-elle être façonnée en une "Cité des Femmes" ?
Il y a 50 ans, les bals populaires étaient un bon moyen de se rencontrer : les célibataires y allaient endimanchés, les chaperons formaient une légion silencieuse et bienveillante, et au son de l'orchestre, Cupidon décochait ses flèches dans toute l'assistance avec un certain succès car la structure sociologique de l'époque l'imposait (sédentarité importante, stabilité du schéma familial dominant, population rurale plus importante...) Le temps a passé, les bals populaires puis les discomobiles ont cédé la place aux boîtes de nuit avant de décliner elles aussi dans les années 2000. Et Internet arriva : Cupidon a rejoint à présent un Olympe californien, les chaperons se sont transformés en entremetteurs numériques reprenant corps dans des applications comme Meetic, Tindr ou plus récemment Happn; la place de bal s'est étendue à toute la ville et l'orchestre joue à présent en permanence.
"Lara, 24 ans, Architecte, à moins de 500 mètres de vous"
L'unité de temps, de lieu et d'action de la séduction n'est plus
Dans la séduction 2.0, le marketing digital s'impose de fait et suit un parfait alignement avec la consumérisation de nos sociétés; on choisit à présent le "produit" en ligne avant de se rendre éventuellement sur place pour le voir, voire de se le faire livrer à domicile... Evidemment, l'amour et l'Amour ne sont pas facilement réductibles à une suite de préférences de goûts et de couleurs qui donneraient l'hypothétique recette d'un philtre d'une autre époque. Aussi, les business-models du "dating" explosent en nombre et se déclinent en d'infinies variétés affinitaires comme, par exemple, Glut'aime, site de rencontres pour les intolérants au Gluten... De même, dans un des marchés connexes de la Rencontre, celui de la prostitution, quand il est légalisé, le domaine n'a pas échappé pas à sa numérisation. En Allemagne (où la prostitution est encadrée), l'application 'Ohlala' se présente comme le Uber de la profession avec tous les atours inhérents à ce type d'application, et a pour objectif de "désintermédier" les proxénètes de ce marché (approche qui pourrait d'ailleurs faire réfléchir à la nature économique de certains intermédiaires dans d'autres secteurs industriels...) Mais la séduction reste avant tout une affaire de rencontre qui n'a rien de virtuel. Comme dans d'autres secteurs, celui de la séduction nécessite tout de même un retour dans le "physique". Ces rencontres, organisées ou fortuites, nécessitent que certaines conditions soient réunies et que des lieux existent.
Une ville à l’image du mâle ?
C'est là que les choses ont commencé à se compliquer dans les dernières décennies. Sortis de terre en peu de temps à l'échelle du siècle et surtout en moins d'une génération, les grands ensembles urbains des 30 Glorieuses ont rapidement construit une ville à l'image de l'homme, du mâle de l'époque, voulant aller toujours plus vite, plus haut, plus fort et donc plus propice à la voiture qu'à la rencontre. Le tout béton et tout bitume ont rabaissé la condition du piéton à celle d'une fourmi dans ces grands ensembles, devenant de véritables matrices d'insécurité, dans lesquelles les femmes ont dû par sur-adaptation construire des stratégies d'évitements ou d'invisibilité : c'est qu'elle n'est pas facile, la vie urbaine d'une femme la nuit venue quand déambulant dans les rues, elle ne doit marcher ni trop rapidement de crainte de trahir une certaine peur, ni trop lentement afin de ne pas susciter le fantasme d’une activité professionnelle sur un trottoir.
Elle n'est pas non plus facile le jour la vie d'une mère de famille qui essaye de circuler avec une poussette quand rien n’a été conçu pour, des trottoirs aux transports, des lieux de rencontre pour femmes aux lieux de pouvoir… Telle est l'histoire des villes construites par et pour des hommes. Et quand bien même il n'y aurait aucune intention ou malice dans leur vision, il reste très difficile d'imaginer la fonction d'une ville 50 ans après avec des populations et des modes de vie très différents. Si les écoles communales avec séparation par genre ont pu s'adapter, il n'en est pas allé forcément de même pour des bâtiments d'habitation ou des centres commerciaux conçus pour tenir un siècle; l'architecture est avant tout un rapport au temps avant d'être un rapport à l'espace. Par ailleurs, que dire de nos villes où les pouvoirs religieux, militaires et civils, tous trois commandés par des hommes se sont incarnés dans des édifices aujourd'hui encore présents et qui recouvrent encore de leur mâle ombre les rues ? Que dire du bagage sémiologique des habitants d'une ville et de leur projection sociétale quand 90% des noms de rues ou de lieux urbains reviennent aux grands hommes et que 12% des femmes sont maires ? Que dire d'une certaine publicité mettant largement et uniquement en avant la plastique des femmes dans l'espace urbain ? "This is a man's world" ... chantait James Brown.
Boucicaut, chantre de la ville au féminin
Est-ce là quelque chose d'immuable ? Non. Il faut rendre hommage à certaines personnes qui ont pensé la ville de façon sexuée par le passé. Aristide Boucicaut, homme de marchés avant de devenir l'entrepreneur de renom et fondateur du "Bon Marché", a changé le monde du commerce à jamais en fondant le renouveau économique de Paris par et pour l'image de la "Parisienne moderne et élégante". C'est peut-être par la compréhension aiguë de la "rage du chiffon", que Zola décrit à merveille dans "Au bonheur des dames", que Boucicaut s'est mis au service des femmes qui allaient transformer la vie parisienne en défilant sur ces podiums géants d'un autre temps qu'étaient les boulevards haussmanniens alors récemment ouverts. Ne réduisant jamais les femmes à des agents mercantiles, cette même vision s'appliquait aussi à son personnel, largement féminin, pour qui il a construit des logements, fourni une couverture sociale exceptionnelle, chose incompréhensible à l'époque, pour s'assurer la bonne santé de femmes dont le destin était scellé si elles devaient à nouveau retourner dans la rue... Cette vision d'émancipation de la femme dans la vie urbaine, si hétérodoxe pour l'époque, et pour laquelle Eglise et Science s'entendaient comme larrons en foire (femme = hystérie) qui estimaient que la femme n'avait pas à être divertie de ces fonctions de génitrice et devait donc rester recluse à son domicile, n'est pas restée lettre morte : d'anciens employés du Bon Marché ont ensuite fondé le Printemps et la Samaritaine et contribué au dynamisme commerçant parisien. A la mort d'Aristide Boucicaut, sa femme Marguerite est allée encore plus loin dans la voie tracée par son mari et légua leur considérable fortune à tous les employés du Bon Marché et de nombreuses oeuvres sociales.
Vendeuses du Bon Marché (cantine sous les toits)
La (smart) city des Femmes
Ainsi, des contraintes sont nées de nouvelles opportunités : c'est le privilège des entrepreneurs qui veulent changer le monde. Si l'heure n'est plus à revendiquer l'avénement d'un matriarcat ou d'une société d'amazones, la refondation de nos villes à l'aune du concept de Smart City ne pourrait-elle pas intégrer cette dimension sexuée ? La puissance du Digital, telle qu'elle se dévoile dans les différents secteurs économiques par lesquels il passe, s'exprime dans sa capacité à pouvoir apporter des réponses à des problèmes (fondés ou non, c'est peut-être une faiblesse) par un grand nombre d'expérimentations et d'échecs. On peut citer par exemple le cas dramatique de l'application Uber en Inde qui a ajouté un bouton dans son application à l'intention des femmes, suite à des affaires de viol. Dans une ville construite à une autre époque sociologique et dont la forme nous est parvenue jusqu'à aujourd'hui sans trop de changements, les femmes sont mieux placées que les hommes de par le nombre de problèmes qu'elles rencontrent et les stratégies qu'elles adoptent pour proposer des éléments de réponses. Dans leur double vie de citadine, de femme active et souvent de mère, les notions de fluidité du quotidien, de consommation, de simplicité des échanges, des transports, des démarches administratives, ont été plus éprouvées par les femmes que par les hommes. C’est donc nécessairement par elles que la Smart City tant souhaitée émergera de façon durable et, peut-être, alors cette ville fera écho au film de Fellini, la Cité des Femmes, où l'homme, même s'il était incarné par le plus mâle des acteurs italiens de l'époque, Marcello Mastroianni, n'y avait pas vraiment le beau rôle, ni les féministes d'ailleurs (ce que la critique de l'époque ne pardonna évidemment pas) ! Bien évidemment, cette aptitude à trouver des problèmes non résolus, cette volonté à vouloir y apporter des solutions, et cette capacité de changement ne sont pas obligatoirement l'apanage des femmes.