En Centrafrique, l’enfance des larmes" /> En Centrafrique, l’enfance des larmes" border="0" title="MONDE > En Centrafrique, l’enfance des larmes" />
Photo ©Sia Kambou / Afp
Lucie et Enock ont respectivement 12 et 13 ans. Ils ne se connaissent pas et ne se rencontreront sans doute jamais. Lucie est une ancienne enfant-soldat. Elle a tué, oui. Peut-être trop. Enock, lui, est un gamin des rues. Comme beaucoup d’enfants de Centrafrique, il a été confronté à l’horreur ces trois dernières années. Lucie vit à Bambari, ville du centre du pays, devenue le symbole de la division communautaire. Là-bas, les musulmans et les chrétiens se jaugent, séparés par un pont et une rivière. Dans une école, sur un des sites de déplacés de la ville, Lucie et quelques autres enfants-soldats ont eu le droit à une deuxième chance. Calée au fond d’une chaise en bois trop grande pour elle, la petite fille croise et décroise ses jambes en racontant son histoire, au sein des anti-balaka (miliciens chrétiens et animistes)."En tant que fille, on doit préparer les repas. Mais moi, les combattants me forçaient à aller sur le terrain après les batailles. Pour constater les dégâts. Ils m’obligeaient à découper les têtes des gens. Des morts. Mais aussi de ceux qui vivaient encore." Lucie affirme ne pas faire de cauchemars. Protégée, dit-elle, par les amulettes qu’elle portait à l’époque. Dans ses yeux, pas de colère. Un peu de regret. Beaucoup de larmes. Sa voix déraille lorsqu’elle achève sa phrase : "Ce que je faisais, ça ne me faisait pas du bien."
Syndrome de stress post-traumatiqueQuand les enfants deviennent violents, n’arrivent plus à se concentrer, revivent en boucle les scènes qu’ils ont vues ou entendues, les spécialistes appellent ça le SPT : syndrome de stress post-traumatique. Concrètement, le cerveau n’est pas capable de traiter correctement une information. Elle a été trop intense. Le traumatisme restedonc là, quelque part, resurgit lorsqu’on s’y attend le moins. À la faveur d’un bruit, d’un cri, d’une odeur…En Centrafrique, un rapport de l’ONG Save The Children estime que 6 enfants sur 10 seraient sujets à ce stress. "Le problème, c’est que les symptômes ne sont pas bien compris par les populations. Un enfant qui fait pipi au lit alors qu’il ne le faisait plus, par exemple, ne doit pas être réprimandé violemment. Il faut expliquer aux parents que ce pipi, c’est une preuve que l’enfant souffre. Et qu’ils doivent se poser en rempart face à cette souffrance", explique Capucine de Fouchier, psychologue qui a longtemps travaillé sur ce dossier en Centrafrique.En Centrafrique, l’enfance des larmes" /> En Centrafrique, l’enfance des larmes" border="0" title="MONDE > En Centrafrique, l’enfance des larmes" />
Photo ©Sia Kambou / Afp
Aucunes structures de soins adaptéesA Bangui, il y a un ou deux psychologues. En province… aucun. Le stress post-traumatique et ses conséquences, pourtant dévastatrices, sont encore trop abstraits pour mobiliser les bailleurs de fonds. "Une solution peu coûteuse, c’est de passer par l’école. La réinsertion scolaire, c’est une des solutions les plus efficaces pour gérer les souffrances de ces enfants. Car l’école apporte un cadre, une structure", poursuit Capucine De Fouchier. Tous les spécialistes interrogés l’assurent : la sensibilisation est vitale. Parce que, la plupart des traumatismes peuvent se résorber d’eux-mêmes, avec un appui bienveillant de l’entourage. C’est ce qu’ils appellent la résilience communautaire. "Les enfants, ce sont de petits êtres extrêmement adaptatifs", assure la psychologue. Pour s’en rendre compte, il suffit de pousser le lourd portail en ferraille de la Voix du Cœur, un centre d’accueil pour enfants de la rue. Une dizaine de personnes travaillent ici, donnent des cours d’alphabétisation, recherchent des familles perdues de vue. Souvent perdues tout court.Des armes, des balles et des couteaux...
Quand on demande à ces enfants de dessiner ce qui leur fait peur, ils bondissent sur les crayons. Rapidement, il n’y a plus que le bruit des mines qui crissent sur les feuilles et les bancs en bois qui grincent. Enock s’applique. Une balle, coloriée en rouge, un garçon les mains en avant. "Là c’est une roquette, là un couteau, la grenade et la kalachnikov", explique-t-il d’une voix à peine audible. "La balle est rouge, parce qu’elle va tuer le garçon". Quand on demande à Enock s’il fait des cauchemars, il lève enfin les yeux de sa feuille et son regard vif interroge : "Cauchemars, ça veut dire quoi ?" Les mauvais rêves. "Ah, ça oui. J’en fais beaucoup. Même ici dans le dortoir." Enock a vu des gens mourir. Il s’est caché, il a couru. Et aujourd’hui, il vadrouille entre la rue et le centre. "Ces enfants, ce sont le futur de la Centrafrique", martèle Capucine. "Sans une prise en charge adéquate, ils ne pourront que reproduire ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont déjà fait". En attendant, les petits de La Voix du Cœur font la guerre à leur échelle. Ils façonnent des chars, des armes et des hélicoptères dans la terre humide de Bangui. "On les peint en blanc, comme ceux de l’Onu." Plus vrai que nature. FG