Rendez-vous compte: le Conseil d’État occupe une position charnière au cœur même de l’organisation républicaine, formant l’ossature et parfois le verrou de toute la chaîne de conception et de contrôle de l’action de l’État. Qu’un de ses représentants les plus signifiants puisse s’interroger sur son propre rôle a bel et bien quelque chose d’inquiétant, sinon d’effrayant…
Effaré. «Pourquoi sommes-nous tombés si bas?»,se demande par ailleurs un membre de la Cour des comptes, tout juste sexagénaire, en disponibilité depuis deux ans. Lui non plus ne saurait être suspecté d’antisocialisme ou d’anti-Normal Ier, ayant participé aux rouages de son élection en 2012. Cet homme d’ordinaire peu affable dès qu’il s’agit d’évoquer les arcanes du gouvernement, n’hésite pourtant pas à suggérer ceci: «Nous assistons à l’ébauche d’une recomposition qui ressemble fort à une tentative historique de liquidation du Parti socialiste, peut-être même de cette gauche héritière de la vraie gauche.» Jamais cet ancien conseiller régional, délesté de sa carte du PS depuis peu, n’était allé aussi loin dans la critique, osant ces mots: «Cette gauche du pouvoir, qui n’est plus ma gauche, s’est fondue dans le creuset libéral en délivrant deux messages terribles au peuple de gauche: celui du reniement et celui de l’injustice sociale. Auxquels il convient désormais d’en ajouter un autre: la politique de l’ordre, avec la constitutionnalisation de l’état d’urgence, avec la déchéance de nationalité, avec une idée abstraite des libertés publiques… Je suis effaré!»L’un de ses amis, lui-même (modeste) conseiller technique dans un ministère régalien, regrette ce qu’il appelle «un régime civil d’État de crise»derrière lequel «toute l’administration doit régler son pas». Et il s’énerve: «Comment les plus hautes autorités de notre pays, et son principal relais, le Conseil d’État, n’ont-ils pas compris qu’on ne réforme pas la Constitution dans l’émotion et l’urgence, mais aussi que la démocratie républicaine qui est la nôtre ne doit pas combattre ceux qui nient ses valeurs en prenant le risque d’y renoncer?» Bienvenue dans les couloirs du pouvoir – du moins ce qu’il en reste.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 12 février 2016.]