Quand de hauts fonctionnaires socialistes se mettent à parler…
Déchéance. Visiter les couloirs du pouvoir –et non les «coulisses», qui ne laissent apparaître que ce qui peut être montré en connivence– recèle toujours une haute fonction singulière en tant qu’indication du «climat» politique du moment. Et autant admettre que le climat en question, ces temps-ci, ressemble à un sauve-qui-peut, à une fin de règne, pour ne pas dire à une fin de régime. Au Palais, à Matignon, dans les bureaux feutrés d’un grand ministère ou dans les assemblées représentatives de quelque société républicaine, la tendance est la même, fort bien résumée par un conseiller d’État ouvertement socialiste (et non soupçonnable de ne pas l’être), mais qui tient à un anonymat de rigueur, et pour cause, il fut également haut fonctionnaire dans les cabinets ministériels: «Les institutions intermédiaires de notre République jouent-elles encore leur rôle? Plus les années passent, plus j’en doute. La Cour des comptes? Une officine du libéralisme échevelé. Le Conseil d’État? Je constate avec amertume, là aussi, que nous nous alignons de plus en plus aux cadres des pensées dominantes, sans parler de notre rôle supposé de “juge” de l’État, perçu de moins en moins comme un “contre-pouvoir” mais comme un “partenariat” avec le pouvoir exécutif, au prétexte que la lutte contre le terrorisme est devenue une priorité absolue et que plus une seule tête ne doit dépasser…» Croyez-en l’expérience du bloc-noteur, de tels propos, même placés sous le sceau du secret, sont si rares qu’ils témoignent d’une réelle déliquescence de nos institutions, ce que notre homme en colère appelle sommairement: «La déchéance de la pensée.»
Rendez-vous compte: le Conseil d’État occupe une position charnière au cœur même de l’organisation républicaine, formant l’ossature et parfois le verrou de toute la chaîne de conception et de contrôle de l’action de l’État. Qu’un de ses représentants les plus signifiants puisse s’interroger sur son propre rôle a bel et bien quelque chose d’inquiétant, sinon d’effrayant…
Effaré. «Pourquoi sommes-nous tombés si bas?»,se demande par ailleurs un membre de la Cour des comptes, tout juste sexagénaire, en disponibilité depuis deux ans. Lui non plus ne saurait être suspecté d’antisocialisme ou d’anti-Normal Ier, ayant participé aux rouages de son élection en 2012. Cet homme d’ordinaire peu affable dès qu’il s’agit d’évoquer les arcanes du gouvernement, n’hésite pourtant pas à suggérer ceci: «Nous assistons à l’ébauche d’une recomposition qui ressemble fort à une tentative historique de liquidation du Parti socialiste, peut-être même de cette gauche héritière de la vraie gauche.» Jamais cet ancien conseiller régional, délesté de sa carte du PS depuis peu, n’était allé aussi loin dans la critique, osant ces mots: «Cette gauche du pouvoir, qui n’est plus ma gauche, s’est fondue dans le creuset libéral en délivrant deux messages terribles au peuple de gauche: celui du reniement et celui de l’injustice sociale. Auxquels il convient désormais d’en ajouter un autre: la politique de l’ordre, avec la constitutionnalisation de l’état d’urgence, avec la déchéance de nationalité, avec une idée abstraite des libertés publiques… Je suis effaré!»L’un de ses amis, lui-même (modeste) conseiller technique dans un ministère régalien, regrette ce qu’il appelle «un régime civil d’État de crise»derrière lequel «toute l’administration doit régler son pas». Et il s’énerve: «Comment les plus hautes autorités de notre pays, et son principal relais, le Conseil d’État, n’ont-ils pas compris qu’on ne réforme pas la Constitution dans l’émotion et l’urgence, mais aussi que la démocratie républicaine qui est la nôtre ne doit pas combattre ceux qui nient ses valeurs en prenant le risque d’y renoncer?» Bienvenue dans les couloirs du pouvoir – du moins ce qu’il en reste.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 12 février 2016.]