L'Objet nu

Par Gerard

Or donc c’est ça l’Objet.
Qui dira cet invu. Cet abominable. Cet infréquentable. Cet irregardable.
Le voici. Il est tout là. Il n’est que cela et il est ainsi : indiscutable et là.
Connais-tu seulement quelque chose de plus indiscutable ? A part les pierres peut-être. Les pierres, oui les pierres, avec les arbres, les animaux.
Méconnaissable. Inconnaissable. Que dissimulent ses dons de scandaleuses métamorphoses ? Qui êtes-vous, Objet posé là comme un défi au bon sens, au bon goût, à la décence, à la civilisation ? Ou bien prétendez-vous parler au nom d’une décence autre, d’une décence nouvelle ? De quel arrière monde êtes vous l’émissaire ?
Cet Objet auquel il ne faudrait avoir accès que sur autorisation expresse, difficilement, douloureusement avec, chaque fois, le prix à payer pour cette lenteur, cette difficulté. On ne le veut qu’enfermé : dans des coffres, sous la terre, en habit d’apparat.
Où a-t-on vu plus de lois que dans les affaires le concernant ? Où plus de violence, plus de morgue, de dégoût, de suspicion, de malveillance, de rejet ?
S’il nous appartenait, je veux dire vraiment, nous nous appartiendrions. Je veux dire vraiment. La vie serait la nôtre. Nous saurions ce « qui » par ce cul, ce « quoi » par cette bouche, ce « pourquoi » par ce sexe, ce « comment » par cette force en nous. S’il nous appartenait, je veux dire vraiment, tous les pouvoirs fondraient comme neige au soleil. S’il nous appartenait, je veux dire vraiment, nous en confierions la garde et le bon soin aux autres, à tous les autres, à qui nous rendrions la pareille. Mais alors quoi ? Plus de bottes, de bruits de bottes, et plus de guerres, plus de fracas.
Cet Objet est donc dangereux. Pernicieux. On le voile fissa de pudeur on le cache on l’enferme on le ligote. Ce nous tellement nous qui n’est pas vraiment nous. Ce nous qui n’est pas à nous mais à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui décide pour nous de son usage et de sa destinée. Quelqu’un qui en a le contrôle pour de vrai. Tout ceci est réglé dans l’ombre de derrière, dans les bureaux en sous-sol des secrètes administrations, dans ces décrets, ces codes, ces arrêts hypocrites que quelqu’un prend nuitamment à seule fin de nous rendre impossible le jour.
On a installé un péage entre toi et cet Objet qui est le tien. On l’a investi afin de te le revendre par petits morceaux. Chacun y travaillant. Chacun s’en occupant et y trouvant son compte. Alors tu le regardes, l’Objet ; il n’est plus que transformation, chantier sans fin : « parce qu’il le vaut bien » dit la publicité. Tu te dis c’est comme ça, on ne peut rien y faire. Partout on s’active pour le rendre autre qu’il n’est. C’est un marché. Une place de marché.
Sain/Obscène. Licite/Non licite. Beau/Laid. Montrable/Immontrable. Grotesque/Miraculeux.
On le vend à prix d’or, quand c’est une princesse, un chanteur, une actrice. Mais qu’on ose montrer l’Objet, sans alibi, sans fard, sans autre cosmétique que la maigre légitimité de l’être là et du commun : tout s’effondre. Nos privautés, nos conventions, nos privilèges, et jusqu’à nos fragiles esthétiques qui oscillent péniblement entre inculture et barbarie. Moi je dis soit, que tout s’effondre. Est-on si fier de ces carcans qui enferment nos vies ? De ces « impossibles » ? De ces « c’est comme ça » ?
« C’est comme ça » : il n’y a qu’une seule chose qui puisse le dire, et cette chose c’est l’Objet. C’est comme ça, dit-il. Je suis venu au monde, et c’est comme ça. Voyez vous-mêmes. Constatez. Faites de même. Exhumez donc votre « comme ça ». N’en soyez plus terrifié, mortifié, anéanti. Il est au-delà des qualités, celui-là, au-delà des regards : parce qu’il est. C’est comme ça. On ne juge que ce qui dépend de nous. On ne juge pas l’état des choses.
Notre « voix au chapitre », elle commence ainsi. Ouvrez ouvrez, ouvrez donc toutes les portes. Jusqu’à la dernière. Celle que vous n’aviez pas remarquée. Et si c’était celle-là, celle-là justement, qu’il nous faut absolument ouvrir ? Ouvrez tout. N’oubliez rien.
Qu’il advienne sans barrière, de soi à soi comme on dit d’homme à homme. Fluide comme un fluide. Coulant entre les choses, se déversant comme une danse parmi les mille mondes. Démassifié. Déconditionné. Unique. Tourbillonnaire et gai.
Mais cet Objet si tout à coup, si brusquement, tu le regardes à la lumière crue de son intime vérité, tu sais, cette vérité que l’on dit toute nue, que vois-tu ? Tu vois la fin de la lutte. Tu vois la fin de ton regard, dans ce qu’il a d’obscurci, de buté et d’hostile. Tu vois la fin de la bassesse, de l’intérêt et de la bassesse. De cette médiocrité qui empoisse tout. Tu vois : l’élan, le don, la générosité. Tu vois l’allégresse du vivant.
Si cela gêne et qu’on vienne à se plaindre, ou si quelque chose manque, rhabillez-le, rhabillez-le donc si vous le souhaitez, cet Objet qui est vôtre : la cruauté s’annonce. Vous l’avez réveillée.
Mais que vous consentiez à lui, avec humilité, avec simplicité, vous consentez à vivre. Que de vous à lui la distance s’efface, le monde recommence. Il se met à battre dans votre sang comme il bat dans les tambours chamanes. Du rythme juste. Celui que vous aviez oublié.
Quand l’Objet s’est extrait de toute compromission avec quelque souveraineté que ce soit.
Quand l’Objet ne s’offre plus comme représentation, interprétation, mais qu’il manifeste au contraire l’inconditionnalité du plein, du vivant et du libre.
Et qu’il se tourne vers toi, oui toi, toi justement ; et qu’il se fait invite.
Alors trouve cet Objet en toi, agis de même. Déboucle-le. Déverrouille-le. Offre-le en retour à la multitude, comme le seul présent que l’on attend de toi. Dans une effusion. Dans toute l’affection de la réciprocité.
Nous y gagnerons peut-être, enfin, notre nom d’Homme sur la Terre. Cela vaudrait au moins la peine d’essayer.