Dans le cadre de notre série d’entretiens avec les éditeurs, et plus précisément au cours du festival international de la bande dessinée d’Angoulême, nous avons posé quelques questions à Sébastien Gnaedig, le directeur éditorial des éditions Futuropolis.
Crées en 1974, les éditions Futuropolis sont considérées comme les pionnières de l’édition indépendante. Multipliant les projets et les partenariats culturels, la maison n’est jamais en berne et fourmille d’idées. Rencontre avec ces ovnis de la bande dessinée, tout récemment récompensés par le Prix du Public pour Cher pays de notre enfance de Benoît Collombat et Étienne Davodeau.
Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’histoire de l’entité Futuropolis ?
Dans le but de contrer le manque de visibilité de ces productions qu’ils jugent fort qualitatives, les deux associés décident de transformer cette librairie en véritable maison d’édition. C’est ainsi qu’est née Futuropolis en 1974. Avec des titres tels que Terry et les Pirates de Milton Caniff, Prince Valiant d’Harold Foster ou Popeye de E.C. Segar, la maison commence par publier les grands classiques américains, mais aussi des grands auteurs français comme Calvo. En parallèle ils souhaitent éditer de nouveaux auteurs, publiés jusqu’alors épisodiquement dans les journaux. Futuropolis édite alors principalement des albums en noir et blanc, mettant en avant le dessin. C’est ainsi que l’on a peu à peu découvert des auteurs comme Jacques Tardi ou encore Edmond Baudoin (qui obtiendra pour son dixième album chez Futuropolis, Couma aco, le Prix du meilleur album à Angoulême en 1992). Pionnière dans l’édition indépendant, Futuropolis se déploie ainsi jusqu’en 1986, favorisant, quelques années plus tard, l’apparition d’autres maisons du même genre, comme Cornelius ou L’association.
Futuropolis fait désormais partie de Gallimard. Comment s’est déroulé ce changement ?
C’est une rencontre improbable entre deux hommes opposés qui met fin à ces années de questionnements. D’un côté, Antoine Gallimard, à la tête de la maison du même nom et, de l’autre, Mourad Boudjellal, frère de l’auteur Farid Boudjellal édité chez Futuropolis, et fondateur des éditions Soleil. Mourad, qui souhaitait initialement racheter Futuropolis, s’associe avec son propriétaire pour relancer cette « belle endormie » comme il appelle alors Futuropolis. Il apporte dans la corbeille de la mariée, le réseau de diffusion qu’il a créé avec Guy Delcourt, Delsol, spécialisé dans la vente des bandes dessinées qui manque à Gallimard.
Quel est le positionnement de Futuropolis au moment de son renouveau ?
“ Pousser la dynamique de la création et proposer une forme au service du fond ”
Quelles sont les projets éditoriaux de la maison ? Comment évolue la production ?
Nous avons publié également un petit précis des notions d’économie de Paul Jorion adaptées et dessinées par Grégory Maklès, intitulé La survie de l’espèce. Il s’agit d’une introduction facile à ses travaux, plus aisée à assimiler que s’attaquer directement à un essai de 300 pages ! Il ne s’agit évidemment pas de délayer ou de supprimer des informations, mais plutôt de chercher des solutions graphiques pour faire passer des messages précis.
La BD est à mes yeux un art empathique, qui a à voir avec l’intime, dans lequel le lecteur suit les personnages sans subir le rythme d’un documentaire. C’est d’ailleurs pour cette raison que le dessinateur de bande dessinée dite « du réel » se met souvent en scène, comme le font deux des pionniers du genre : Joe Sacco et Étienne Davodeau. Ils vont sur place, rencontrent les gens, sans imposer une caméra intrusive mais simplement avec leur carnet et leur crayon. Ils racontent ainsi la vie des gens et je crois que c’est une des raisons qui touchent les lecteurs.
L’auteur trouve aussi des images qui disent tout par un simple symbole si ce dernier est bien choisi. Bref, le maître mot est de synthétiser une pensée en image. Je pense au travail de David B sur Les meilleurs ennemis de l’historien Jean-Pierre Filiu où en une image il permet de comprendre une situation géopolitique complexe !
Je pense que ce style de bande dessinée est en train de s’inventer. C’est ce que dit Davodeau d’ailleurs, lorsqu’il énonce “C’est maintenant que ça se passe”. Il est plutôt plaisant de se dire que depuis 10 ans, nos intuitions de sortir des schémas de collections et d’ouvrir les paginations étaient les bonnes, cette tendance éclate aujourd’hui et nous en sommes très contents. Nous vivons, je le crois, une période de changement profond. Cette liberté donnée aux auteurs en supprimant les cadres éditoriaux, pousse les nouveaux auteurs à se lancer. Futuropolis a encore du travail devant elle.
“La BD au fond est un art empathique, qui a à voir avec l’intime”
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Comment avez-vous été amené à travailler pour cette maison ?
Vous publiez principalement des séries courtes et des one shot. Pourquoi ce choix ?
C’est effectivement une tendance importante chez Futuropolis mais elle découle directement de notre ligne éditoriale ; le sujet de société ou le documentaire se prête beaucoup mieux au récit complet comme les romans ou les films. Bien sûr, ce choix n’est pas simple car ils sont souvent plus longs à réaliser, à cause de leur volume plus imposant et cela pose des questions financières !
D’un autre côté, faire de la bande dessinée en one shot permet également de toucher un lectorat différent car les lecteurs de romans, eux, sont plus habitués à lire d’une traite et sont beaucoup moins habitués à la lecture sérielle. Ce choix garantit à la maison un public plus large selon moi. Maintenant nous publions aussi des récits à suivre sur plusieurs volumes car ce format permet aussi d’approfondir une situation, de développer des personnages plus complexes. Mais il est vrai que nous ne publions pas, par contre, de série avec un héros récurrent.
Vous soulignez votre attachement à la relation que vous entretenez avec vos auteurs. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Restez-vous ouverts aux nouvelles plumes ?
A la base, nous avions pour objectif de publier environ vingt albums par an. Mais nous avons eu la possibilité d’accueillir deux éditeurs, Alain David, co-fondateur des éditions Rackham et Claude Gendrot, directeur éditorial des éditions Dupuis, avec qui j’avais travaillé, qui sont venus avec leurs « amis », Emmanuel Lepage, Jean-Pierre Gibrat, Christian Lax, ou encore Joe Sacco et notre catalogue s’est alors développé, nous offrant vite une belle visibilité. Bénéficiant alors d’un grand nombre de projets intéressants, nous sommes montés jusqu’à près de cinquante titres publiés en un an et c’est là que nous nous sommes rendus compte que la limite avait été dépassée, que ce nombre ne permettait pas un travail complet sur chaque titre. Nous avons donc par la suite réduit notre production à 36 nouveautés par an environ et conservé ce rythme depuis. Notre catalogue est le fruit de ces auteurs fidèles, qui nous suivent depuis nos débuts et surtout ceux qui ont su nous faire confiance au moment du redémarrage de la maison, sans quoi probablement cette dernière aurait été toute autre. Cela n’empêche bien évidemment pas de nouveaux auteurs d’intégrer notre catalogue, certains pour un album et d’autres pour plus longtemps.
Notre ligne éditoriale reste résolument adulte. Nous ne publions pas du “genre pour du genre”. Nous ne faisons pas d’humour ni d’horreur. Ces choix de base font évidemment un énorme tri au sein des nouveautés. En revanche, si la ligne est respectée, tout ce qui arrive dans nos bureaux est lu ! Je tiens personnellement à laisser une place aux nouveaux auteurs, même si la réalisation de leur album est souvent plus longue. Ce travail de fond avec les premiers albums est d’ailleurs très intéressant pour les éditeurs. Par ailleurs, je reste ouvert à la nouveauté et à la jeunesse grâce à une activité que je tiens en parallèle de mon métier d’éditeur. Je suis jury régulièrement en école de dessin à Paris et à Bruxelles. Ce travail me permet de rester au courant des nouveautés et aspirations chez les jeunes et surtout de repérer des nouveaux talents. Je suis intimement persuadé qu’un éditeur doit savoir rester curieux des nouveautés.
“L’éditeur doit se nourrir de nouveautés, de surprises, il doit savoir se secouer.”
Votre carrière d’auteur a-t-elle changé votre relation avec les auteurs ? Pouvez-vous nous en parler ?
Il n’est pas nécessaire d’être auteur pour être un bon éditeur. Cette seconde casquette m’a simplement apporté une empathie réelle envers les dessinateurs, car j’ai vécu de l’intérieur cette démarche de création qui, il ne faut pas l’oublier, demande beaucoup d’énergie ! Faire une bande dessinée est loin d’être un long fleuve tranquille. Ce que mon expérience m’a appris c’est que chaque auteur a son rythme et qu’il faut savoir s’adapter à chacun. Il est vrai qu’avoir ressenti les blocages, les hauts et les bas aide à mieux accompagner les auteurs. Avec des auteurs jeunes, mon expérience me permet également de les aider, d’être plus précis dans mes demandes, de compléter leurs dessins ou de discuter technique. Pouvoir se glisser de leur côté est néanmoins un vrai plus pour un éditeur.
“Faire une bande dessinée est loin d’être un long fleuve tranquille”
Futuropolis publie des adaptations de grands textes. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
Nous publions également des adaptations en bande dessinée de grands textes, comme récemment l’adaptation de Martin Eden de Jack London par Denis Lapière et Aude Samana.
Futuropolis coédite des albums avec le musée du Louvre. Comment se déroule cette collaboration ?
Le dernier livre en date de la collection est L’Ile Louvre par Florent Chavouet qui, de son côté, a vu le Louvre comme une île avec ses autochtones et ses touristes de passage. Il a su capter les mouvements de cohabitation et rendre compte des commentaires de chacun. C’est totalement différent de ce que nous a proposé Nicolas de Crécy mais cela répond encore une fois à notre but : raconter une histoire en bande dessinée dans ce superbe écrin qu’est le musée du Louvre.
Comment se porte le marché de la BD selon vous ?
Cette question est à double tranchant mais je dirai malgré tout que la bande dessinée se porte bien. Compte-tenu de la surproduction actuelle, on trouve énormément de choses intéressantes. Nous connaissons à mes yeux un âge d’or de la création. Bien sûr, une tendance lourde consiste à faire revivre les grands personnages qui fonctionnent depuis des années et c’est très compréhensible d’un point de vue financier.,. mais je vois quelque chose de formidable dans cette création constante, qui contribue à la vitalité commerciale de la bande dessinée. Son public s’élargit tous les jours, et c’est un point extrêmement positif.
En revanche, du point de vue du marché, la bande dessinée est stagnante alors que la production est en augmentation depuis 10 ans. Il est donc devenu très difficile de se faire une place dans les librairies et les ventes moyennes par titre ont baissé, ce qui pose la question de l’équilibre financier d’un livre. Beaucoup d’auteurs sont aussi arrivés sur le marché, tout comme des éditeurs d’ailleurs. Ce sont les auteurs les plus touchés par ces difficultés. Nous sommes en résumé sur un fil et entretenons un équilibre fébrile entre les valeurs sûres et les nouveautés. Pour nous qui essayons de suivre des auteurs sur la durée, il devient difficile de conserver leur visibilité puisque leur place devient plus chère de jour en jour. Nous sommes cependant porté par la fidélité de nos lecteurs et rentables depuis maintenant 5-6 ans. Au global, même si nous devons continuellement nous poser des questions, mon avis est que le marché est en pleine mutation et que nous devons sans cesse nous remettre en question.
“Les auteurs sont les plus touchés par les difficultés du marché”