(note de lecture) Esther Tellermann, "Sous votre nom", par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

Impossible, lisant, de retracer, avec cette "exactitude" qui, ailleurs, semble hanter l’imagination d’Esther Tellermann, le complexe réseau de sentiments, de projections, d’éléments autoanalytiques, d’allusions symboliques qui dépose sa vaste et labyrinthique algèbre psychique dans ce très long poème que réalise la main d’une artiste de premier ordre. L’abrupt surgit à chaque vers, tout en déployant une continuité qui étreint avec un naturel improbable les intensités souvent ésotériques, gnomiques même, d’un récit intérieurement dialogué et obsédant au cœur de ses dislocations. Règnent partout une douce pudeur qui voile les flagrances confessionnelles d’une grande intimité où les questions et les conjectures rivalisent avec les constatations. Ce qui est sûr, c’est que Sous votre nom est le poème de ce qui aurait pu être, se faire, poème d’un deuil discret qui cherche à générer sa propre transcendance des tensions affectives d’un passé et d’un présent, ceci en rêvant un à-venir fait de convergence, de "mêmeté", songe ou non-lieu – lieu purement spirituel, c’est-à-dire – de ‘musiques qui pardonnent’. Les mouvants échanges entre les tu-vous-nous et le je d’où ils émergent, jamais identifiés et parfois, dirait-on, opérant une espèce de synonymie, s’accompagnent d’allusions à la fois telluriques et visiblement emblématiques. Le geste poétique d’Esther Tellermann fonde, en effet, un lieu qui "gliss[e] / aux lisières d’un voile / les Dieux / et les senteurs", lit-on, poussé à accueillir le non-contextualisé et l’inaccessible ; ce "Prince" et cette "Princesse", ces ‘"Reines" et cette "déesse" flottent dans une atmosphère quasi onirique, exigent une voix capable de "serr[er] l’écume" du réel et de sa nomination ; la protagoniste du poème elle-même "habit[e] les lisières / sous les nuits / où chercher le cœur", vouée à un non-savoir et une attente perpétuelle. Mais le plus profond, le plus intense de ce que nous sommes, quand il se manifeste dans le geste de l’art, ne fonde-t-il pas cette "Loi [qui est] le « secret »", comme écrit Jean-Paul Michel, parlant de Hölderlin, de Leopardi, de Spinoza, de Nietzsche et quelques autres grands poètes, et ajoutant : "Le mystère est peut-être que ce qui vaut doive, pour agir, demeurer voilé". Lire Sous le nom, c’est acquiescer à cette action du poétique qui ne saurait articuler sa fin, ni le lieu et la formule de son déploiement, sa démonstration. "Ceci, écrit Esther Tellermann à la fin de son poème, / écoutez / ce qui vibre / et gagne / altère / la race / rallie / la horde / dérobe la / réponse / et nous / suspend / à l’air".
Le poème, "un monde double", lieu/non-lieu de quelque "rapatriement", quelque "absolution", peut-être, dit-il.
Michaël Bishop
Esther Tellermann. Sous votre nom. Flammarion, 2015. 256 pages, 18 euros.