"Je ne lis pas de livres jeunesse, ça me déprime trop. Soit j'aime pas et je suis énervé qu'il y ait de la mauvaise littérature jeunesse qui discrédite la profession, soit j'aime et je suis jaloux parce que c'est pas moi qui l'ai écrit."(Inspiré de déclarations réelles de non pas un/e, mais plusieurs auteur/es jeunesse.)
Lire les livres des autres - ah, quelle histoire, quelles joies, quels drames... J'ai des ami/es qui ne lisent jamais de littérature jeunesse pendant l'écriture d'un livre, par peur d'être influencé/e ou de perdre confiance. D'autres ne lisent jamais de contemporains. D'autres encore ne lisent que ceux qui gagnent des prix. D'autres ne lisent que ce qui est publié dans leur genre ou tranche d'âge, et d'autres... seulement ce qui est différent de leur genre et tranche d'âge.
D'autres ne lisent que les livres des copains et des copines.
D'autres encore lisent tout, tout, tout.
du coup j'en profite pour illustrer ce billet de 'livres des autres' récemment aimés...
Il n'y a vraiment aucune situation typique, me semble-t-il. Dans ceux et celles qui lisent beaucoup les livres des autres, nombreux/ses sont les cumulard/es... Il y a Anne Loyer, à la fois dévoreuse de livres jeunesse dans tous les genres pour son (maintenant ex-)blog - et elle-même auteure prolifique. Il y a Marion Brunet, qui est aussi lectrice pour Sarbacane et lit donc aussi des manuscrits non publiés. Il y a ceux et celles qui sont profs et qui lisent aussi pour conseiller à leurs élèves. Il y en a, comme Alice Brière-Haquet, (et moi) qui sont aussi universitaires et ont donc une raison supplémentaire de lire ces livres.
Personnellement, je lis en général un ou deux livres publiés en jeunesse par mois, principalement français ces temps-ci - en grande partie parce que je me suis beaucoup reconcentrée sur mon écriture française récemment, et donc j'ai un peu lâché les Anglo-saxons. Difficile de se tenir informée de tout à la fois. Je lis disproportionnellement les livres des ami/es, je l'avoue, et je lis beaucoup d'Exprim'. Mais quand je rentre en France, je fais des razzias dans les librairies, en essayant de piocher à la fois des très populaires et des petites gemmes. Certain/es auteur/es vont par défaut finir dans mon panier, depuis l'enfance ou depuis quelques années, et pour d'autres, je choisis selon le pitch.
Je le fais en partie parce que j'aime la littérature jeunesse (NAN ARRETE SERIeuX?) - et j'adore, j'adore, j'adore être emportée par un livre parfois qui rallume la lumière et me fait dire mais oui! c'est ça! c'est exactement ça qu'il nous faut! - ce matin même, par exemple, Dans le désordre, de Marion Brunet, c'est exactement ça.
Mais aussi parce que j'estime que ça fait partie de mon métier, au même titre que de relire des épreuves ou de valider des croquis.
Je trouve problématique le fait de ne jamais lire de livres jeunesse quand on est auteur/e jeunesse. Il y a plusieurs types d'excuses. Certain/es admettent, non sans honnêteté, que ça les rend jaloux. La jalousie est une question dont je traiterai une autre fois (elle mérite son propre billet), mais il est compréhensible, quoique dommage, de sombrer dans le spleen quand on trouve le livre de quelqu'un d'autre admirable, merveilleux ou enchanteur. Cependant, c'est compréhensible. Il y a des moments où l'on est plus fragile qu'à d'autres, et où le succès des un/es et des autres - même des ami/es, surtout des ami/es - ne nous rend pas aussi heureux qu'on le voudrait.
Et puis il y a ceux et celles qui disent - parfois directement, parfois indirectement - que 'ce n'est pas leur type de littérature', ou alors qu'ils 's'inspirent de tous types de littérature' (pire encore, 'j'ai pas le temps', qui ramasse les deux excuses tout en insinuant que toi, qui lis de la littérature jeunesse, tu dois être une glandeuse de première classe).
Cette raison me paraît à la fois bizarre et perverse. Au contraire de la jalousie, qui indique plutôt un sentiment d'infériorité ou d'insécurité latent, cette raison-là est plutôt pour moi le signe d'un complexe de supériorité, ou d'une identité d'auteur jeunesse mal assumée. Dans les deux cas, ça se traduit par un manque de professionnalisme et, implicitement, d'un certain manque de respect pour ses confrères et ses consoeurs.
Ainsi certains disent qu'ils ne lisent pas de littérature ado parce que 'ce n'est pas leur genre de littérature', voire (déjà entendu), parce qu'ils ne sont pas ados. La logique est tordue. On peut accepter que certaines personnes n'aiment tout simplement pas la littérature ado, bien qu'elles en écrivent - étrange, mais à la limite, pourquoi pas. Mais on dirait que la seule raison pour laquelle on devrait lire le genre de littérature qu'on écrit, c'est par passion pour ce genre de livres.
Or, il me semble évident que lorsque l'on se réclame d'une profession ou d'un art, on doit par définition montrer de la curiosité pour ce que font ses contemporains. Pas seulement pour être gentil, mais pour se situer par rapport à ce qui se fait - pour se nourrir des influences des autres, et identifier des endroits où on peut être original ou différent.
Cette 'excuse', pour moi, sonne un peu comme si quelqu'un disait 'Je suis designer de grenouillères pour enfants de zéro à quatre ans. Je ne m'intéresse pas à ce que font les autres designers de grenouillères. Après tout, je n'en porte jamais moi-même.'
j'aime bien cette photo parce qu'on dirait que la fille sur la couv de Marion fait sursauter la gamine sur la couv de Philippe
Variation sur ce thème, les personnes qui disent qu'elles font de la littérature jeunesse par accident, ou parce que les éditeurs ont décidé que c'était le cas; mais elles, leurs influences, c'est Tolstoï et Joyce, ou alors Godard et Magritte, ou je ne sais quoi d'autre - donc, aucune raison de lire des livres des autres. Là-dedans, j'entends: 'il est hors de question que je perde mon temps à lire des bêtises alors que ce qui m'inspire, moi, ce sont les grands maîtres'.
Je veux bien, mon chou, mais pas de bol: il se trouve que, par un hasard terrible, tu es publié dans une tranche du marché littéraire qui a été de tous temps marginalisée, expulsée, censurée et sous-estimée. Tu peux rester la tête enterrée dans tes Collection Blanche, mais ce n'est pas ça qui va te rendre éligible pour le Goncourt, et ce n'est certainement pas ça qui va t'aider à améliorer ton art dans la triste niche qui t'a échu.
On a un problème en littérature jeunesse française, et ce n'est pas un problème de qualité, c'est un problème de reconnaissance. De reconnaissance vis-à-vis de la littérature 'générale'; de reconnaissance vis-à-vis de la littérature jeunesse internationale, notamment anglaise et américaine (le French-bashing se conjugue beaucoup en littérature jeunesse, c'est un vrai problème); et de reconnaissance, pour la vaste majorité des auteur/es jeunesse, vis-à-vis de quelques auteur/es à très gros succès.
Cependant, on a aussi une grosse solution en France, et je peux vous dire que ce n'est pas pareil en Anglicheland: la réaction bien gauloise de s'unir et de gronder tous ensemble; de se défendre les un/es les autres; de s'engueuler mais aussi de se respecter. La Charte des Auteurs et des Illustrateurs pour la Jeunesse n'a pas d'équivalent outre-manche. Bien sûr, il y a des associations d'auteurs, mais elles manquent singulièrement de cette solidarité qui nous anime ici, et qui me semble plus respectueuse des identités de chacun/e.
Année riche en Exprim's... il manque Quelqu'un qu'on aime de Séverine Vidal
En partie parce que notre situation est différente. D'une part, le marché anglo-saxon est dramatiquement compétitif, les sommes d'argent échangées dépassent l'entendement, et la production est ultra calibrée; c'est donc un coupe-gorge pas possible, et il dans ces conditions on est plus vulnérable et plus remplaçable. Difficile, donc, de ne pas percevoir les autres comme une menace.oh là là mais celui-là... impubliable en Angleterre, indispensable partout. PARTOUT.
En France, on a la chance d'avoir (encore) un peu le droit à faire des livres d'orientations, de genres et de styles variés, et il me semble qu'un aspect important de l'esprit d'équipe qui anime les créateurs et créatrices de littérature jeunesse vient du fait que lorsqu'on lit les livres des autres, on se rend compte qu'on a aussi envie de les défendre, de se situer par rapport à eux, de s'en inspirer, et parfois d'y répondre - par des clins d'oeil ou à travers les rencontres. Se priver des livres des autres, c'est se priver de cette communauté-là. C'est frôler les autres auteur/es sans les comprendre, et sans se comprendre par rapport à eux et elles.
C'est donc, il me semble, un double devoir professionnel que de lire les livres des autres. C'est pour comprendre le métier, dans ses attentes et ses circonstances actuelles, mais c'est aussi comprendre que le métier est fait de personnes qui apportent leur sensibilité et leurs différences à ce champ littéraire. Même quand on n'est pas touchée par un livre jeunesse contemporain, on y apprend quelque chose. Et en particulier, à personnaliser, à rendre plus intime et plus solidaire, notre présence auprès de nos collègues.
Last, but oh my goodness, not least...