Hachis Parmentier

Publié le 06 février 2016 par Nicolas Esse @nicolasesse

Je me souviens de la poussière, du ciel clair, clair, clair et bleu lavé, du ciel lavé à grande eau et au savon de Marseille, je me souviens. Je me souviens. L’herbe était si haute qu’elle chatouillait les pieds des étoiles prises dans les anneaux de la brise métallique qui faisait siffler la nuit.

Il y avait alors des pierres plates grises et tranchantes, qu’il fallait assommer à grands coups de masse, à grands coups de plomb sur le dos et leurs éclats éparpillés sur la terre sèche, le brisé, étendu en strates minérales pour retenir encore un instant la fragile pellicule de rosée déposée par la nuit avant que le soleil se lève et vienne tout brûler.

Le claquement irrégulier des tuiles soulevées par le vent et l’odeur douceâtre des livres allongés dans la pénombre des après-midi de grande chaleur. Les tuiles qui claquent, les poutres qui craquent et la lueur vacillante des points lumineux que le soleil allume sur le mur sombre lorsqu’un rayon parvient à se faufiler au travers des mailles de la toiture.

Il y avait cinq heures du matin, bleues et mauves, cinq heures soyeuses où l’aube frappait doucement, cinq heures trente où l’est ne luisait pas encore comme une menace ou le début d’une fin annoncée. Six heures et le bruit du moteur dans mon dos, qui berce le monde en continu. Huit heures, l’odeur du saucisson. Le goût du pain en silence, le vrai goût de la faim et le soleil, enfin.

Mes mains terreuses, labourées, traversées de gorges au tracé tortueux. L’eau dans mes mains, l’eau qui coule du robinet sent le fer et la terre, l’eau est tiède et j’attends qu’elle fraîchisse, l’eau qui se fracasse sur le sol en éclats de poussière sombre, l’eau rigole et claire, je la saisis à deux mains. Je plonge mon visage dedans, mon visage, ma tête, ma nuque et mon dos. Je me redresse. Je m’ébroue, je m’assieds sur le rebord du mur de pierre, je sèche et j’ai soif. Je bois, je ne fais que ça. Tout mon corps. Tout mon esprit. Tout entier aspirés par le liquide qui sort de la bouteille et me traverse, brillamment, goutte après goutte, gorgée après gorgée, mes pieds enfoncés dans la terre que j’irrigue, goutte après goute, une gorgée après l’autre, mes pieds-racines qui peu à peu s’alignent et prennent leur place dans les rangs serrés des pieds de vigne.

Seize heures et la sueur coule le long de mon dos. Dix-huit heures, le monde sent le bitume et la fleur fatiguée et le soleil n’en finit pas de tomber. Mon bidon à la main, vingt kilos sur le dos, je suis le tracé torturé du sentier, les marches irrégulières et les droites parallèles tracées au fil de fer, les droites infinies qui montent vers le début du ciel. Mon dos est lourd mais mes jambes nouvelles, mes jambes n’arrêtent pas de marcher. Derrière moi, le jour décline. Les ombres s’effacent et j’ai faim. J’ai soif. J’ai envie d’un bon bain. Je réchauffe un demi plat de hachis Parmentier. Je mange, sans relever la tête, sans m’arrêter. Je mange, concentré. Je mange comme toute une famille. Ma mère pousse la porte. Elle me regarde et elle sourit. Debout devant l’évier, elle lave et moi j’essuie. Elle nettoie la table avec des gestes précis, ses gestes qui sont les miens aujourd’hui. La nuit est tombée et je me suis lavé. J’ai extrait la terre de mes ongles. J’ai frotté mes mains à la pierre ponce. Je suis prêt. Elle me demande à quelle heure je vais rentrer. Je lui dis une heure, deux peut-être, surtout pas de souci : qu’elle dorme tranquille, il ne va rien se passer. Contact. Embrayage. Point mort. Coup de kick. Je relâche la poignée. Mon cœur envoie un long trait de sang neuf. Je rabaisse la visière. Je trace une première courbe. Une deuxième. Droite. Gauche. La route en lacets. Gauche. Droite. Epingle. Pointillés. Ligne droite. Ligne continue. Peu à peu les lettres se forment, s’assemblent, écrivent la nuit au faisceau de mon phare.

Demain, cinq heures peuvent venir; pas de problème, je serai là.

J’ai la nuit devant moi.