Le « m2 artistique »
Dans l'exposition TheSquareMeter que Luc Lapraye présente à la galerie Laure Roynette à Paris, un tableau à fort contraste accole et oppose deux mondes : le marché de l'art et l'histoire de l'art.
Clef de voûte qui tient l'ensemble de l'édifice, cette toile met au premier plan une préoccupation devenue cruciale de nos jours dans le contexte de la mondialisation des échanges, des idées, des valeurs. Cette dichotomie entre le marché de l'art et l'histoire de l'art présente donc désormais une acuité particulière. Un tel questionnement remet en perspective les propositions exprimées il y a une quarantaine d'année par l'artiste Fred Forest qui, après avoir tant guerroyé avec les institutions, sera reconnu l'an prochain au Centre Pompidou. On verra, à cette occasion, comment cet artiste polyvalent a, le premier, posé la question de la relation art/argent. En 1977, "le M2 artistique" a eu pour objectif premier la dénonciation des pratiques de spéculation (liée à des scandales financiers de l'époque, dont ceux de la Garantie Foncière) en mettant en relation parodique la spéculation dans l'immobilier avec celle qui s'effectue d’une manière aussi exacerbée dans le marché de l'art. Fred Forest créé alors la « Société civile immobilière du m2 artistique », une véritable entreprise. Puis, à la limite de la frontière suisse, il achète un terrain de cinq mètres sur quatre divisé en vingt parcelles d’un mètre carré.Lors d'une grande vente d’art à l’espace Cardin à Paris est proposé sur le marché le «m2 artistique». Ce concept connaîtra d'autres développements ultérieurs.TheSquareMeter
En 2016, le monde a changé, l'art aussi. Luc Lapraye met en place dans la galerie une scénographie qui prend en compte dans le même temps la frénésie spéculative mondialisée, le théâtre du jeu marchand et la production effective de produits artistiques : les toiles.
" TheSquareMeter est une série de diptyques, dont le prix de vente au mètre carré est indiqué sur la toile. Le panneau de gauche, accessible à tous, est symboliquement marqué 1 €/m2, tandis que celui de droite suit la courbe économique, grimpe de centaines en milliers et se déplace du premier marché au second au gré des spéculations, de la côte, de la rareté, de toutes ces stratégies qui font monter la valeur d’une œuvre".
Ce questionnement sur la valeur d'échange de l'art vient d'être abordé récemment dans l'exposition "Take Me (I’m Yours)" à la Monnaie de Paris qui proposait un modèle fondé sur l’échange et le partage. Le visiteur se voyait attribué le statut d'acteur de l'exposition dans laquelle il pouvait se servir et engranger dans un grand sac en papier les produits mis à sa disposition par les artistes. On observera que, dans un cas comme dans l'autre, le titrage en anglais a pris le dessus.
Dans l'exposition de Luc Lapraye, si le système marchand ne perd pas ses droits, il se met en scène en mimant sa propre existence. Entre partage et spéculation déchainée, cette présentation formelle balance entre l'activité du galeriste et celle d'une distribution commerciale que ne renieraient pas les enseignes internationales du luxe. Les gants blancs des manutentionnaires de l'art ajoutent malicieusement à cette scénographie ( j'allais écrire chorégraphie) d'une économie singulière, calquée à la fois sur les formatages de la grande distribution et dans le même temps sur les codes de reconnaissance du commerce de luxe.
Dans l'espace de la galerie, l'ensemble de cette présentation ne doit pas nous faire oublier que, au-delà de la proposition conceptuelle qui constitue le sujet central de la production, la dimension artistique passe également par cette vision minimaliste à fort contraste noir et blanc. Textes noir sur fonds blancs, textes blancs sur fonds noirs, sacs d'emballage blancs, gants blancs et commissaire en noir (smiley), tout contribue à faire de cette exposition un évènement d'une bonne cohérence plastique et conceptuelle. A côté de la valeur d'échange, la valeur d'usage n'a pas dit son dernier mot.
Photos: Galerie Laure Roynette et de l'auteur.
Luc Lapraye : "TheSquareMeter"
Du 4 au 27 février 2016
Commissariat de Colette Poitevin et Marion Zilio
Galerie Laure Roynette
20 rue de Thorigny
75003 Paris