Dans cette tribune publiée, sur le site de BBC news, la Cheffe de la délégation du CICR en Syrie, Marianne Gasser, revient sur l'entrée du premier convoi humanitaire dans la ville assiégée de Madaya en janvier.
"Sous une pluie glaciale, les hommes se sont dirigés vers moi, une couverture enroulée dans les bras, insistant pour que je la prenne.
Une foule s'était rassemblée. L'électricité étant coupée depuis des mois, la seule lumière provenait des téléphones portables.
Les hommes se sont arrêtés et, lentement, avec précaution, ont déroulé la couverture. Je n'ai d'abord pas compris ce qui se trouvait à l'intérieur, puis, soudain, j'ai vu qu'il s'agissait d'un vieillard.
Il portait un pull et un pantalon de survêtement noir. Ses jambes étaient ballotées comme des brindilles. Sa mâchoire pendait et il avait le regard dans le vague.
Le vieillard était entre la vie et la mort. Les hommes m'ont regardé pleins d'espoir, mais il n'y avait rien à faire.
D'immenses souffrances
Quelques heures plus tôt, nous étions entrés à Madaya. Située à une heure de route de Damas, la capitale syrienne, la ville était assiégée depuis des mois.
Des négociations délicates avaient eu lieu pour permettre l'accès à Madaya ainsi qu'à d'autres villes assiégées. Maintenant, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) – l'institution pour laquelle je travaille –, le Croissant-Rouge arabe syrien et les Nations Unies ont été autorisés à apporter des secours plus que nécessaires.
Madaya n'est qu'une ville parmi des dizaines, si ce n'est des centaines de lieux en Syrie qui ont désespérément besoin d'une assistance humanitaire. Les souffrances y sont colossales.
La guerre fait rage depuis près de cinq ans. Quelque 250 000 personnes ont perdu la vie, 13 millions ont besoin d'assistance. Enfin, près d'un demi-million de personnes vivent dans des zones assiégées.
Ce qu'il faut, c'est un véritable effort durable pour atténuer ces souffrances. Or, actuellement, rien de tel n'est possible.
Prenez l'opération de secours à Madaya : de longs mois de négociation ont été nécessaires.
Dès le départ, l'aide à Madaya, dans le sud, a été liée à la fourniture de secours à deux villes du nord du pays, Foua et Kefraya.
Alors que Madaya est assiégée par les forces gouvernementales pro-syriennes, Foua et Kefraya – dont les habitants souffrent tout autant que ceux de Madaya – sont assiégées par des groupes de l'opposition.
Une ville ne pouvait pas recevoir des secours sans que les deux autres en reçoivent également, au même moment. Ce système a été suivi au pied de la lettre, au point que, lorsqu'un camion s'est retrouvé littéralement coincé dans la boue dans le nord du pays, les camions en route dans le sud ont été interdits de circuler tant que le premier n'avait pas été dégagé.
Aucune assistance alimentaire n'a pu être distribuée dans une ville tant que des photos envoyées par WhatsApp n'avaient pas prouvé que les mêmes vivres étaient également fournis dans l'autre camp.
Une telle synchronisation de l'aide, ce n'est pas une façon de conduire des opérations de secours.
Habitants hagards
À Madaya, on m'a emmenée au dit « centre de santé ». En réalité, ce n'était rien d'autre qu'une pièce dans le sous-sol d'une maison.
Dans la pénombre, j'ai distingué des corps flasques étendus sur des couvertures bleues posées à même le sol : c'était des personnes âgées, affaiblies par la faim et la maladie.
Il y avait aussi plusieurs enfants hagards. J'ai remarqué des marques d'aiguilles sur leurs bras, là où une perfusion leur avait été posée pour leur administrer les nutriments nécessaires à leur survie.
Le médecin, dont la blouse blanche était tachée de sang, m'a emmenée près de l'unique lit, qui comptait deux occupantes.
La première était une jeune femme sur le point d'accoucher, qui, depuis quatre jours, perdait régulièrement connaissance.
La seconde était une fillette de huit ans, incapable de parler ou de bouger, car elle était bien trop faible.
Un silence absolu régnait dans la pièce. Soudain, à côté de moi, le médecin s'est mis à sangloter.
Les négociations de paix ne cessent d'avancer et de reculer, et le carnage se poursuit.
Sauver des vies
Les parties dans leur ensemble ont recours à ce qui n'est rien d'autre qu'une « guerre de siège », un concept hérité du Moyen Âge, où une partie tente de soumettre son adversaire en le privant de nourriture.
Comme toujours, ce sont les citoyens ordinaires qui souffrent.
Que devrions-nous faire en tant que travailleurs humanitaires ?
Bien sûr, nous pouvons rappeler que toutes les parties doivent respecter le « droit international humanitaire », c'est-à-dire respecter les civils, ne pas attaquer les hôpitaux et respecter la dignité des détenus.
Bien sûr, nous pouvons parler de la nécessité de permettre un « accès » et d'autoriser les travailleurs humanitaires à pénétrer dans les zones concernées pour venir en aide aux personnes qui meurent de faim, aux malades et aux blessés.
Mais qu'est-ce que tout cela signifie dans la pratique ?
Laissez les travailleurs humanitaires faire leur travail !
Si une fillette de huit ans a besoin de nourriture, donnez-lui de la nourriture. Si un vieil homme âgé de 70 ans a besoin de soins médicaux, donnez-lui des soins médicaux. Ne mettez pas des vies en danger parce qu'un camion est pris dans la boue ou parce qu'un colis alimentaire n'est pas exactement le même qu'un autre.
Accélérez les négociations dans la mesure du possible. Cela peut sauver des vies.
Et laissez-nous revenir, encore et encore, dans tous ces endroits pour que nous puissions continuer à fournir des secours.
Soyez humains. Conservez votre humanité, même en temps de guerre, dans les moments les plus durs.
À Madaya, une autre scène m'a particulièrement émue.
Une femme s'est approchée de moi et, en dépit de tout le reste et sachant que ses souffrances étaient loin d'être terminées, elle m'a souri.
J'ai pensé qu'elle était juste heureuse parce que nous avions apporté des secours. J'avais tort.
Elle s'est penchée vers moi et m'a murmuré cela : « Savez-vous ce que vous avez fait, vous qui êtes venus de l'extérieur ? En nous parlant, en ne nous oubliant pas, vous nous avez rendu quelque chose : notre dignité. Merci. »
Relire le témoignage plus personnel de Marianne Gasser sur sa longue expérience du conflit en Syrie paru en septembre 2015.