J’ai découvert les œuvres itératives de David Gumbs à la Galleria, en mars 2013, un jour où l’artiste avait décidé de venir à la rencontre du public avec son installation kinesthésique. Il s’agissait de Soleil Magma, dont une des pièces de l’actuelle exposition est une évolution: des capteurs transformaient en image visible les mouvements des visiteurs, qui du coup devenaient créateurs de l’œuvre. Cela m’avait fasciné : la possibilité d’une véritable co-création et l’art digital est vraiment le médium où cette possibilité a été poussée le plus loin. Mais deux autres aspects retenaient (et retiennent toujours) mon attention : le caractère éphémère de ces images qui pose la question des limites de l’œuvre et le dessin. Car la base du travail de Gumbs reste quand même son dessin. Les œuvres sont génératives ; l’œuvre créée est donc à chaque activation unique, et imprévisible, mais l’artiste a fourni à la machine au départ des informations qui sont en fait ses traits, ses couleurs. L’inspiration est clairement le vivant, plus clairement encore le vivant de ce lieu, d’où géographies, et le lieu est loin d’être une évidence, d’où inconscientes.
L’ancrage caribéen de son travail est ce qui donne au final ses couleurs et ses formes, dont les contours et nuances sont la résultante du souffle, des pas ou des gestes des visiteurs. Néanmoins, toutes porteront la marque de départ de son inspiration : arbres, plantes, animaux de la Martinique, lieu où l’artiste se sent particulièrement inspiré.
Le premier capteur est ici donc l’artiste lui-même. David Gumbs a un lien particulier à la terre de Martinique, car c’est ici qu’il lui est venu l’intimité avec la nature qui a fini par occuper le centre de son travail, dans un rapport à la fois intime et mystique.
Géographie comme une mappe monde (et comme du mapping), inconscientes comme le dessin automatique de l’artiste. L’exposition fait sens d’un bout à l’autre. Passé le rideau, on entre dans un univers de formes mouvantes, qui se construisent dans la rencontre avec le public puisque souvent animées par les gestes, voir le souffle des visiteurs. J’aime l’accumulation de conques de lambis qui reçoit une projection d’images organiques, concentriques, le centre étant justement les conques.
Ou encore les œuvres non itératives, où la vedette est le dessin de Gumbs et spécialement les œuvres sur support transparent dont la beauté du dessin en dentelle m’enchante et par-dessous tout l’installation au sol, qui réagit aux pas des visiteurs et qui me fait penser aux tapis magiques de Miguel Chevalier exposés dans l’église de Casablanca en 2014. Ici aussi les pas des visiteurs animent des formes abstraites (chez Gumbs de formes plutôt organiques, dans les tapis de Chevalier, plutôt graphiques en rapport à la tradition islamique de mosaïques et tapisseries).
Dix ans avant ma première rencontre avec le travail de Gumbs à la Galleria j’avais assisté à São Paulo à la table ronde Artmidia definitions, organisée par la Fondation Itau cultural : Claudia Gianetti y avait défini l’art digital comme un flux, un procès ou une communication, en fait des « canaux connectant un ou des corps dans un réseau de relations complexes”
L’intéressant dans le travail de Gumbs est donc le corps et les relations complexes qui relèvent à la fois de la proposition de l’artiste et de la « géographie inconsciente » du visiteur. La technologie est ici, ce qu’elle a toujours été dans l’art, un médium (les pinceaux, les matériaux, les supports relèvent de la technique) et l’art de tous temps a utilisé les outils le plus modernes de son temps.
Ce que les travaux de Gumbs confirment à mon sens est cette possibilité intrinsèque à l’art contemporain : son caractère évènementiel et éphémère. Exit la représentation, bienvenue le devenir. L’artiste étant le médiateur, qui révèle un procès et crée les conditions de l’éclosion de l’œuvre dans la rencontre avec le visiteur
Salle Arsenec, l’artiste, en isolant la pièce par des lourd rideaux, crée un espace situationnel, un pas de plus dans sa propre recherche vers un environnement immersif qui loin d’être une vaine démonstration technologique, est le moyen d’accéder à l’inconscient (le sien, celui du visiteur) afin de rendre lisible quelque chose de très délicat et en principe voilé.
La grande question serait finalement le rapport à l’ «œuvre». La simple action de regarder, déjà interactive, active l’œuvre. En passant d’une œuvre à l’autre on avance vers une vraie expérience immersive, engageant plus ou moins intensément le corps, tendant vers l’hybridation entre le réel (le visiteur qui souffle, marche, bouge), et le virtuel, soit entre un corps et les projections résultantes des actions de ce corps.
L’intéressant pour moi dans le travail de Gumbs est bien plus que l’illusion ou l’aspect onirique, l’engagement d’un corps doué d’une pensée (l’inconscient) dans un espace (une géographie) virtuelle, qu’il s’agit de vivre. Car en fin de comptes la réalité virtuelle et la réalité physique ont en partage, la virtualité, soit l’éternel faisceau de possibilités qui est la vie.