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Le rapt …

Par Alyette15 @Alyette1

LE RAPT

jean seberg

On l’appellera l’employée. On l’appellera la responsable. On l’appellera l’amant.

Un triangle déséquilibré qui en aucun cas ne répond aux règles précises de l’art des mathématiques. Elle est au chômage longue durée depuis longtemps, une longue durée qu’elle ne compte même plus. Un vide de soi comblé par des formations inutiles. Minutieusement, le matin, elle se lave et se prépare pour affronter une journée sans rien. Ou alors quelques refus plus ou moins poliment exprimés aux offres auxquelles elle a postulées. Elle ne sait plus ce qu’elle vaut, ni ce à quoi elle pourrait prétendre. Les règles d’une nouvelle société ont flouté sa personne la reléguant dans la case des inutiles. Elle sait pourtant qu’elle peut faire bien, que parfois la traverse quelques éclairs d’initiatives qui feraient les belles heures d’une entreprise. En attendant cette prise de conscience, elle galère et reste à Paris, sa ville, sans trop savoir combien de temps elle pourra payer ce loyer exorbitant pour quelques mètres carrés sans valeur. Elles est moins jolie depuis qu’elle ne travaille plus, comme si la précarité de sa condition avait eu un impact sur une quelconque séduction dont elle s’estimait pourvue. Ses amis fidèles n’ignorent pas ses compétences et à l’unanimité ils en saluent la probité et le bon sens, parfois animés d’un soupçon d’originalité. Un chœur d’approbations qui la conforte dans sa décision d’envoyer son CV à des entreprises influentes. Pour voir …

Dans cette liste, il y a cette entreprise qui accueille celle qui deviendra sa responsable. Elle fut surprise d’être relancée sur les réseaux sociaux par sa future responsable, car elle pensait que ce réseau social était réservé aux strictes relations amicales ou supposées.  Il est vrai qu’elle avait fait part à sa communauté de contacts de son désir de trouver un job stable. Un vrai job avec des tickets restaurants, une mutuelle et des chèques cadeaux pour acheter des parfums à sa famille. Elle fut étonnée de la vélocité de sa future manager, de son empressement à désirer la recevoir. La responsable avait alors évoqué la qualité de son CV. Comme toute demandeuse d’emploi, elle avait pris son mal en patience, sachant à quel point les promesses n’étaient pas suivies des actes. Existaient bon  nombre de prétendants à un emploi fixe et peu d’élus parmi ces prétendants.  Pour oublier le quotidien, elle était partie au bord de la mer, dans une ville portuaire. Afin d’en humer l’atmosphère et d’en restituer à ses proches la singulière ambivalence entre architecture contemporaine et mer pas encore océanique. Elle était sur les docks, elle marchait. Des cargos prenaient tout l’espace et coloraient de leurs containers le ciel orageux. Elle n’avait pas ouvert son téléphone et se consacrait à la prise de photos afin de graver le souvenir de ces lieux où les bras des hommes composaient une fraternité que la mondialisation n’avait pas encore anéantie. Elle en rêvait de cette fraternité retrouvée. Il était environ midi lorsqu’elle consulta ses réseaux sociaux et découvrit le message de sa future boss. Elle lui évoquait l’indubitable qualité de ses expériences. Elle voulait l’embaucher. Le plus vite serait le mieux. L’employée sentit en elle s’infiltrer une chaleur bienveillante : celle de la reconnaissance de ses compétences. Un rêve éveillé.

Il faut dire, pour être tout à fait précis, qu’elle avait préalablement lors d’un salon du plein emploi, croisé cette femme et qu’elle se trouvait en tout état de cause en compagnie de celui qui fut amant son amant, cette douloureuse passion dont elle peinait à colmater les écorchures encore vivaces. Elle avait évidemment pensé à une drague de cet homme qui ne se gênait pas pour collectionner les aventures à des fins d’ambition personnelle. Mais avait-elle quelque chose à dire sur les conquêtes de cet homme ? Et pouvait-elle prétendre à une quelconque apologie de la fidélité alors qu’elle avait elle-même transgressé les règles ?  Puis elle avait oublié. Quelques semaines après ce message sur les réseaux sociaux de sa future responsable, elle s’était rendue dans les locaux de l’entreprise  afin d’y signer son contrat. Elle était fière ce jour là, comme soulagée quant à l’incertitude de son avenir. Elle inversait la spirale de l’échec. C’est au cours d’un déjeuner frugal, tant elle était émue et attendait avec impatience ce papier officiel qui scellerait leur accord, qu’elle devint enfin une employée à temps complet et à durée indéterminée. Il faisait beau et elle portait de jolies sandales argentées. La responsable avait dévisagé sa silhouette, elle l’avait perçu mais avait décidé de ne pas y prêter attention. Qu’importe, le contrat était signé. Bye la galère. Une fois le contrat en poche elle avait repris ses occupations. Il faut dire qu’elle pensait encore à cet homme et il lui était arrivé un soir de mélancolie rageuse de sonner à sa porte alors qu’il faisait déjà nuit. Il n’avait pas ouvert. Quel salaud.  En fait, elle n’était pas encore guérie de cet homme, si tant est que l’on puisse considérer l’amour comme une sorte de maladie. Ce qui selon certains aspects et symptômes peut s’y apparenter. Mais en dépit de ses réminiscences, son goût de la vie l’incitait à prendre sur elle et à résister par sa vitalité. Surtout depuis qu’elle avait trouvé ce job. Quelques semaines passèrent puis elle reçut avant sa prise de fonction officielle un appel de sa future responsable qui l’invitait à prendre un café afin de lui évoquer les missions de son futur job. Elle trouvait ce rendez-vous nécessaire et n’ignorait pas que dans toute prise de fonction des commentaires de sa future hiérarchie s’avéraient indispensables. Ce jour-là aussi il faisait beau et elle se réjouissait à l’issue du rendez-vous de voir le feu d’artifice en compagnie de quelques amis. Elle portait une robe bleue et à nouveau ses sandales argentées. Quand elle arriva sur le lieu de rendez-vous, un café à proximité du quartier latin, sa future responsable était déjà là. Elles commandèrent un café, expresso pour l’une, allongé pour l’autre. Ce qui suivit fut un lent naufrage. Tout d’abord se furent ses yeux qui se fissurèrent lorsque sa responsable engagea la conversation sur l’amant. L’amant en question. Insistant sur son talent de manager, sur sa potentielle paresse qui l’empêchait de le laisser éclore, sur la proposition de bonus de 10 000 euros qu’elle prévoyait pour ses futurs mérites. L’auteure était moins convaincue quant à cette exaltation.

Puis de mots en mots, vint la seconde fissure. Celle du cœur qui dans sa poitrine se mit à entonner une sombre liturgie. Une liturgie provoquée par une révélation qui entacha à tout jamais le rapport de confiance qui doit s’établir entre un employeur et son employé. Des lèvres trop minces – il faut toujours se méfier des lèvres fines – de sa responsable filtrèrent du pus. Elle se mit à raconter. Sa liaison avec l’amant. Le même amant. Dans un temps simultané. Elle se mit à raconter leurs nuits de sexe , les mots d’amour qu’il lui dit , un soir, doucement au creux de cet endroit si cher aux femmes. La responsable lui dit qu’elle l’avait entendue pleurer un soir derrière la porte. L’hymen du coeur de l’employée craqua. Elle avait été violée, violée par les mots d’une femme qui allait devenir sa responsable. Cette femme la cloisonnait dans le silence et l’obligeait à partager un secret qu’elle ne désirait pas. Elle n’avait plus d’autre issue que d’accepter ce pacte dévoyé dont sa responsable avait été l’instigatrice et qui pour en confirmer la dimension horrifique lui fit comprendre que si elle avait lu son CV aussi rapidement c’était parce qu’elle s’imaginait y adjoindre des suppositions quant à sa relation avec cet homme. Or, ce ne fut pas le cas. La dernière fissure fut celle de la tête. L’employée perdit l’esprit dans les rues hantées de klaxons et de pétards. Comme dans un mauvais présage les flonflons des bals la menaçaient de leurs notes faussement joyeuses. Elle égara tout ce soir-là : son sac, ses clés, sa dignité. Errant de bars en bars, laissant des bras inconnus l’enlacer. Elle rentra au petit matin hébétée de chagrin et prise au piège dans un système de pensée pervers qui n’était pas le sien et dont elle allait devoir s’accommoder pour de longs mois. Pour garder son job.

A l’automne, elle reçut deux nouvelles lettres d’entreprises l’informant de l’intérêt qu’elles portaient à sa candidature. Parmi ces lettres, celle d’une entreprise ayant pignon sur rue. Cela la rassura, quelques temps. Les mois passèrent, elle donna forme à son nouveau poste et devint une véritable professionnelle, saluée par bon nombre de ses collègues. Une dernière malveillance faillit rendre obsolète son désir de promotion : un vice contractuel. Mue par cette perfidie qui entoure certaines femmes sans espoir de rémission, la responsable avait rédigé une clause interdisant à tout employé un peu trop véhément d’accéder à un grade supérieur.  Une juriste bien intentionnée informa la direction de l’incurie de cette clause. Sa mise en garde évita un licenciement sans motifs de l’employée.En plein été d’une année de canicule, les initiatives de l’employée connurent le succès. Mais ce succès jamais elle ne put le vivre avec la joie qui devait y être associée car entre les lignes de son ascension louvoyait un secret et l’injonction au silence. Comme l’agresseur contraint le petit enfant ou l’adulte agressé à se taire sous peine de représailles, l’employée dut vivre avec ce tourment et retourna contre elle la violence qu’elle ne pouvait pas retourner contre celle qui l’avait générée. Il faut dire qu’elle avait déjà connu cela. L’employée. Cette violence sans témoins.

« Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut

La malheureuse qui resta

Sur le pavé

La victime raisonnable

À la robe déchirée

Au regard d’enfant perdue

Découronnée défigurée

Celle qui ressemble aux morts

Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle est souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme

Voudrait bien dorloter

Cette image idéale

De son malheur sur terre.

     Paul Éluard

Astrid Manfredi, le 02/02/2016, copyright tous droits réservés. 

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