L'âme en latin se dit anima et l'esprit animus. Karl Gustav Jung s'en est emparé et a détourné ces deux mots voisins pour faire du premier la part féminine qui compense le conscient masculin chez un homme et du second la part masculine qui compense le conscient féminin chez une femme. Le détournement par Jung du sens courant de ces deux mots, déjà difficiles à définir, est gênant.
Dieu merci, tout le monde n'est pas au courant de ce détournement sémantique. Aussi la distinction latine, plus prosaïque, lui est-elle préférable. L'âme, anima, est la vie (Baudelaire se demande ainsi, dans un ses poèmes célèbres, si des objets inanimés peuvent avoir une âme...), tandis que le corps, corpus, et l'esprit, animus, sont les parts matérielle et immatérielle de l'être humain, c'est-à-dire d'un attelage inséparable tant qu'il est animé...
Pourquoi parler de ce tout composé du corps et de l'esprit, et de l'âme qui leur souffle la vie? Parce que l'expression Aux deuils de l'âme, titre du roman de Jean-Baptiste Ezanno conduit à s'interroger - du fait que son sens n'est pas immédiat - sur celui que l'auteur a bien voulu lui donner... Si l'âme est la vie, un livre dédié aux deuils d'icelle ne peut qu'être mortel, non pas au sens d'ennuyeux, mais bien de tragique... L'attente du lecteur ne sera pas déçue, au-delà de l'imaginable...
Pourtant ce gros volume, qui ne se lit pas sans nécessiter une longue habitation (ou cohabitation?) du lecteur, ne lui donne pas de prime abord l'impression d'être un roman sinistre. La première impression n'est même pas du tout celle-là. Elle est d'abord corporelle avant d'être spirituelle. Car c'est un livre de poids, 562 pages, dont la couverture représente un clair-obscur urbain: une lumière du jour se fraie un chemin dans une rue encaissée, entre deux falaises d'immeubles sombres et élevés.
Ce gros volume, une fois achevé, laisse une toute autre impression, tragique (le mot est faible), sur laquelle il convient de ne pas s'appesantir pour ne pas en déflorer le sujet. Il est possible cependant de dire que le roman comporte seulement trois chapitres, correspondant chacun à un jour - un samedi, un dimanche et un lundi -, et quelques incursions dans le passé, sous la forme, entre autres, de deux intermèdes. Bref, si l'on peut dire, tout se joue en peu de temps et en pas mal de pages.
La deuxième impression, au fil de la lecture, est que nous avons tout d'abord affaire à deux personnages, Jonathan et Albane, qui ont respectivement environ quarante et quinze ans, qui sont à la fois tout ce qu'il y a d'ordinaires - l'auteur décrit leurs moindres faits et gestes, ceux de n'importe qui -, et, c'est le moins qu'on puisse dire, qui sont peu ordinaires - ils ont des préoccupations philosophiques qui n'effleurent certainement pas à ce point le commun des mortels, mais le devraient peut-être... Le temps climatique, poétiquement décrit, n'est pas sans influence non plus sur le climat du livre...
Jonathan est agent immobilier. Alors qu'il fait visiter un appartement à un couple d'un homme et d'une femme, qui ne forment peut-être pas un couple, compte-tenu de leur différence d'âge, une inconnue se mêle à la visite, apparaît, disparaît. Or Jonathan va rencontrer cette jeune personne - d'environ vingt-cinq ans - tout au long de la journée de ce samedi, à différents endroits de la ville, ce qui ne va pas laisser de l'intriguer, jusqu'au moment, dans la nuit, où il va entrer en contact avec elle et apprendre, par la suite, qui elle est et qu'elle s'appelle Solange.
Albane est une adolescente qui a déserté les cours. Elle ne sait pas ce qu'elle veut faire de sa vie. Elle fait l'école buissonnière et parcourt à vélo la campagne environnant la ville. Elle fait des rencontres qui lui donnent matière à réflexion. Elle rend visite à des amies. Elle rêve comme souvent les jeunes filles au grand amour, sans trop y croire. Elle habite une maison dans un quartier résidentiel. Elle semble seule dans la vie, ce qui est invraisemblable, et, de fait, n'est pas vrai.
Au fil du récit, l'auteur embarque le lecteur dans un monde où la tension augmente peu à peu, subrepticement mais sûrement, pendant qu'il tourne les pages, jusqu'au paroxysme de la fin. D'autres personnages prennent vie autour de Jonathan et Albane, qui tour à tour se racontent à la première personne, font part de leurs pensées, rapportent les dialogues qu'ils ont avec d'autres. Le lecteur apprendra quels liens ils peuvent bien avoir et seront surpris qu'ils puissent en avoir tant ils paraissent suivre des routes différentes.
Solange ne commence à se raconter à son tour que dans le deuxième chapitre, le plus long, et de loin, du livre. Le samedi apparaît alors comme une introduction à la vie des trois protagonistes, le dimanche la journée pendant laquelle les éléments d'une tragédie annoncée se mettent en place et le lundi sera celle d'un terrible dénouement qui n'est finalement pas vraiment celui auquel le lecteur s'attend et appréhende, mais au cours duquel l'âme tourmentée des protagonistes justifiera le terme de deuils.
Ce roman singulier, très bien écrit, qui ne manque pas de souffle, ne peut laisser indifférent ni indemne le lecteur. Après avoir fait connaissance avec les protagonistes, découvert progressivement leurs faces cachées, il ne pourra que rester sur une dernière impression d'effroi, mêlée d'admiration pour l'auteur, qui aura réussi non seulement à le tenir en haleine jusqu'au bout - le livre est véritablement prégnant et se termine par un acmé - mais à lui faire voir de près, sans recul, de manière vertigineuse, les côtés les plus horrifiques que peut renfermer l'âme humaine, sous de trompeuses apparences.
Francis Richard
Aux deuils de l'âme, Jean-Baptiste Ezanno, 562 pages L'Âge d'Homme