A l’occasion de la sortie des Carnets de Cerise tome 4 - La Déesse sans visage, nous avons pu rencontrer Aurélie Neyret et Joris Chamblain lors du festival d’Angoulême. C’est par un jeudi pluvieux, que le couple scénariste-dessinateur à bien voulu répondre à toutes mes nombreuses questions, sauf peut-être la manière dont ils se sont rencontrés…. Gare à celui qui osera encore poser la question.
En quoi selon vous, l’histoire de Cerise, cette petite fille devenue presque une adolescente dans "La déesse sans visage" séduit les lecteurs ?
Joris Chamblain : Il faudrait demander aux lecteurs, mais je pense que ce qui les séduit c’est la sincérité qu’on a à le faire. Cela nous séduit, nous, déjà puisque ça fait un petit moment qu’on veut raconter cette histoire, on se passionne à le faire et on essaye d’être le plus juste possible. J’ai la sensation que les lecteurs ressentent cette sincérité. Pour parler du sujet, on aborde la vie, donc cela leur parle beaucoup.
Aurélie Neyret : Le fait qu’on ait beaucoup de lectrices, elles s’identifient parce que c’est une "vrai fille", pas le stéréotype de la fille comme on trouve un peu trop souvent dans la littérature de petite fille, ces histoire souvent réduites à la couleur rose, aux poneys ! Pour nous, il était important que Cerise ait des défauts, qu’elle fasse des choix qui ne sont pas toujours forcément les bons, du coup cela la rend plus crédible et plus proche des enfants.
C’est la première fois depuis le début de la série, où l’on voit un garçon, Marvin, prendre part à l’enquête, est-ce le signe que Cerise grandit ?
Joris Chamblain : Oui, c’est complètement fait exprès que les garçons rentrent dans sa vie. Si Cerise aime tant les secrets des gens, c’est qu’elle a elle-même un secret qui concerne son père, on commence à le deviner. En tant que scénariste, c’était pour moi très important que le rôle masculin soit très effacé, il fallait qu’il y ait un manque. Physiquement dans la BD il manque une image, une icône masculine : bien que Michel soit présent dans le tome 1, il est assez éloigné de Cerise. A aucun moment le mot "papa" n’apparait dans le tome 1, il apparait une fois dans le tome 2 mais il est rayé, le mot apparait enfin dans le quatrième. Comme son secret commence à remonter, les garçons commencent à revenir dans sa vie, c’est une façon détournée de le symboliser.
Aurélie Neyret : Le cinquième tome, qui boucle le cycle, dévoilera tout sur ce manque affectif.
Vous parlez de fin de cycle, ce n’est donc pas la fin des aventures de Cerise ? Y aura t-il un autre cycle ?
Joris Chamblain : Pour l’instant on va au bout de la série des cinq tomes. Personnellement j’ai des envies, Aurélie en a aussi, nous allons en discuter. Si on fait des choses, on les fera bien, on prendra le temps de le faire.
Y a-t-il un message que vous vouliez transmettre dans « Les carnets de Cerise » ? À votre avis, la bande dessinée jeunesse a-t-elle toujours un but précis au-delà de raconter une histoire ?
Joris Chamblain : Je ne sais pas si elle a un but, mais elle a une responsabilité. Quand on s’adresse aux enfants, nous avons une responsabilité, ce sont des adultes en devenir. Ils apprennent à travers leurs observations, leurs analyses, et en voyant des adultes faire des bêtises, ils grandissent avec cette image ! Personnellement j’ai travaillé longtemps avec des enfants, j’ai acquis ces responsabilités, ces valeurs là. Cerise n’a pas de messages, mais elle a des valeurs ! Je fais attention à ce que les personnages ne se jugent pas, il y a de l’amour, de la communication, du dialogue et surtout qu’il n’y ait pas d’archétypes et de stéréotypes sur l’enfant.
Aurélie Neyret : C’est intéressant dans le quatrième tome, la maman fait des erreurs, on se dit dans un monde idéal elle ne devrait pas réagir comme ça. Mais voilà, c’est une mère, elle a des doutes, c’est un être humain ! Ce serait facile de faire l’archétype de la maman super solide, qui ne va pas craquer, et finalement l’intérêt c’est de montrer des "vrais gens".
Joris Chamblain : La mère c’est le personnage le plus fort de la série ! Elle m’éblouit cette femme, elle a une force incroyable, elle a tenu sa famille depuis le début malgré toutes les embuches. Elle continue à essayer de faire de son mieux, et heureusement Cerise le voit.
Il y a plusieurs niveaux de lecture dans votre série, dont en ressort un vrai sentiment de nostalgie, de tendresse et de bienveillance à l’égard de Cerise, est-ce que vous vous attendiez à toucher un lectorat plus adulte ?
Aurélie Neyret : Sans forcément mettre le doigt dessus, je pense que c’est une des raisons pour lesquelles le scénario m’avait plu dès le début, j’y voyais justement une manière de toucher aussi les adultes. Quand on regarde un film, comme ceux de Pixar par exemple, les enfants y trouvent leur compte, c’est fait en premier pour eux, mais il y a un message qui parle aux adultes. J’ai toujours bien aimé les histoires que j’ai pu découvrir enfant, où j’avais la lecture premier degré de l’enfance, et en grandissant, trouver plusieurs niveaux, je trouve ça plus riche.
Joris Chamblain : J’adore ça ! Dans le tome 4, il y a une histoire d’amour un peu particulière, et me dire que les enfants ne vont pas forcément y prêter attention, mais quand ils vont le relire en tant qu’adulte, ils vont se dire "ah mais oui, y avait ça !"
En fait la série évolue avec son lectorat !
Joris Chamblain : Oui ! D’abord parce que le personnage grandit, et nous aussi on grandit ! On acquiert de l’expérience, on vit des choses, pour moi la série est un résultat. Je suis un filtre à émotions, moi je les retransmets dans mes histoires, Aurélie dans ses dessins. On fait des erreurs, on grandit avec elle, c’est un organisme vivant !
Dans le dernier des cinq trésors, une phrase m’a interpellé : "Ne dit-on pas que l’adulte créatif est l’enfant qui a survécu ?". Enfant, Cerise c’était un peu vous ?
Joris Chamblain : Oui ! La situation de Cerise au départ c’est la mienne ! Je vivais dans un petit village avec une forêt à côté. Par contre ce n’était pas un zoo mais un mini parc d’attractions qui était abandonné. Ça fait partie de ma vie, j’étais cet enfant là !
Aurélie Neyret : J’ai grandi à la campagne, à la lecture du scénario cela m’a tout de suite parlé. J’ai retrouvé un peu mon enfance et j’ai voulu le retranscrire, c’est sûrement de là que vient aussi le coté nostalgique, mais nous ne sommes pas les seuls à avoir vécu ça.
Joris Chamblain : Le fait d’être un adulte créatif c’est hyper important ! C’est faire quelque chose juste pour que ce soit beau. Peu importe ce que c’est, de la cuisine, du jardinage...
Aurélie Neyret : Non t’as dis que tu ne faisais pas la cuisine !
Joris Chamblain : Non c’est vrai, je ne fais pas la cuisine. Mais c’est important qu’un adulte fasse quelque chose sans devoir gagner de l’argent, sans répondre aux besoins d’un patron, par obligation.
Aurélie Neyret : C’est un peu mon "Mojo" de la vie : Est ce que quand j’étais petite que j’avais des rêves, si je me voyais maintenant, est ce que je me cracherais dessus ou est-ce que ça irais ?
Joris Chamblain : Il faut que chacun ait une petite part de créativité, de rêve, de naïveté, de lever un peu les yeux au ciel.
En tant que lecteur adulte, les carnets de Cerise peuvent être considérés comme une parenthèse, un moment pour retrouver l’enfant que l’on était.
Aurélie Neyret : C’est ça qui est chouette lorsqu’on transmet quelque chose, on ne s’en rend pas compte sur le moment mais lors de la sortie de l’album, il ne nous appartient plus. Les gens vont se l’approprier et leur donner des émotions que n’aurions peut être pas eues, ou des souvenirs, ou encore provoquer des discussions avec les enfants.
Joris Chamblain : Selon la personne, ils ne pleurent pas au même moment, ils ne sont pas émus par les mêmes choses. J’ai lu des analyses sur Cerise, et je me suis dit "Ah ouais ça raconte cela mon bouquin, c’est génial quoi !" Çà veut dire que le public s’approprie l’œuvre et la retranscrit selon ses émotions.
Quelles sont vos références ? Qu’est-ce qui vous inspire ?
Joris Chamblain : Je suis tombé dans la BD quand j’étais petit. Je lisais aussi beaucoup de romans, j’ai grandi avec Jules Verne, Agatha Christie et Stephen King. Au cinéma, je suis très Pixar, c’est une double lecture très poétique, très colorée.
Aurélie Neyret : Je lis toujours beaucoup d’aventures, beaucoup de classiques. A la toute première lecture du scénario de Cerise, ça me faisait penser à un personnage sans réellement savoir lequel, mais récemment je me suis aperçue que c’est un Tom Sawyer. C’est souvent un truc de garçon les romans d’aventures et transposer cela dans un univers féminin ça me plait bien ! Au niveau de l’inspiration c’est très vaste, cela peut être un film que j’ai vu, un voyage, une discussion, c’est un gros bouillon de culture !
Joris Chamblain : L’inspiration vient aussi de ce que j’ai fait avant. J’ai rencontré 3 000 enfants dans ma carrière, cela vient des discussions que j’ai eues avec eux.
Quel a été votre parcours avant de travailler sur cette série ?
Aurélie Neyret : Je faisais surtout de l’illustration et dès que j’ai commencé à montrer mon travail, il y a des gens qui m’ont dit que je devais faire de la BD. Ce n’était pas ma priorité, je préférais faire des livres illustrés, jusqu’à ce que Joris m’envoie le scénario du premier tome .
Joris Chamblain : J’ai toujours voulu faire ça ! J’ai bossé avant pendant dix ans avec des enfants pour gagner ma vie. J’ai commencé en 2010, j’ai fait deux histoires dans Lanfeust Mag, puis j’ai sorti un album de commande chez un petit éditeur. Le deuxième vrai scénario que j’ai présenté c’était Cerise.
Comment se passe votre travail pour les carnets de Cerise ?
Joris Chamblain : Plutôt bien (il rit !). On en parle beaucoup avant. Au tout début de la série, j’écrivais des trucs dans mon coin et je lui envoyais en entier. Pour les trois derniers, je lui demande ce qu’elle a envie de dessiner, s’il y a des ambiances qui lui plairaient.
Aurélie Neyret : Ou alors il me dit juste, j’aimerais bien que Cerise soit mise en défaut, qu’elle n’y arrive pas...
Joris Chamblain : Pour le scénario du tome 4, il y a longtemps que j’ai l’idée qu’elle ne réussisse pas l’énigme, qu’elle arrive trop tard. Au début je voulais même inventer une énigme où l’on n’ait pas la réponse. Pour ce dernier album, Aurélie m’a dit que cela fait trois tomes que nous étions dans le même village, essayons de changer un peu.
Aurélie Neyret : J’avais envie d’explorer un peu les vieilles maisons, un endroit avec une histoire, un truc un peu mystérieux. C’est une grosse marmite on jette nos idées...
Joris Chamblain : Et puis il y a un truc qui en sort, j’écris tout entièrement, les dialogues, la mise en scène page par page et je lui envoie tout l’album. Ensuite on en discute, Aurélie le lit, le corrige, et ensuite c’est un ping-pong permanent planche par planche.
Aurélie Neyret : Dès que j’ai fini une planche storyboardée je lui envoie et on se fait des retours. Il y a des couples scénaristes-dessinateurs qui se parlent beaucoup moins, on a un dialogue permanent.
Joris Chamblain : J’estime que je n’ai pas la science infuse, et je n’ai qu’une vision théorique de l’histoire. C’est Aurélie qui est confrontée aux difficultés des pages, des enchainements, alors elle propose des nouvelles choses, on avance dans le but de faire un bon livre. Également je suis prudent dans ce que je lui impose de dessiner, par exemple les voitures ce n’est pas son truc...
Aurélie Neyret : Ça me saoule, je n’aime pas du tout dessiner les voitures...
Joris Chamblain : Elle a dessiné un bus dans le tome 2, c’était l’enfer. Dans le tome 4, le scénario prévoyait pas mal de voitures, et du coup nous avons opté pour des ellipses. Toutes les voitures sont dessinées par Cerise dans les pages carnets.
Aurélie Neyret : Ça me va bien ça !
Les albums de la série alternent entre "Carnet intime, de voyage, d’enquête..." et bande dessinée, comment vous est venue cette idée ?
Aurélie Neyret : A la base dans la toute première version, ce n’était qu’un album de bande dessinée. Quand on a fait le dossier pour contacter les éditeurs, j’avais fait la présentation des personnages sous forme de carnet, pour que Cerise se présente elle-même, je trouvais ça plus rigolo, moins formel.
Joris Chamblain : La page 1 du premier carnet est quasiment la même que celle du dossier de présentation.
Aurélie Neyret : Quand Barbara et Clotilde de la collection Métamorphose l’ont vu, elles ont trouvé dommage de ne pas en faire profiter les lecteurs.
Joris Chamblain : C’était normalement un album de 30 planches, et l’éditrice m’a dit on fait des beaux albums alors lâche toi ! Au début les gens disaient que c’était un peu dur de rentrer dans l’histoire parce que cela commence avec six pages carnets, et maintenant les lecteurs attendent les nouvelles pages carnets. C’est devenu la marque de fabrique de la série.
Aurélie Neyret : Ça fait des ellipses intéressantes, cela permet de sortir un peu du récit. Ce n’est pas une BD avec des carnets, mais un carnet avec des planches de BD. Comme si ce qu’elle raconte prenait vie, un peu comme un film.
Dernière question, est ce que vous êtes conscients que des parents vont se casser le nez sur internet pour trouver l’adresse du manoir du tome 4 ?
Aurélie Neyret : Sur la plaquette, ce ne sont que des faux numéros, une fausse adresse, ça n’existe pas ! Depuis le tome 2 et les cartes postales, on s’attache à créer un univers de fiction, il a fallu trouver un nom de famille à Cerise, une adresse, un code postal.
Joris Chamblain : On s’est creusé la tête, mais le code postal c’est la date de sortie du tome 1. Pour nous c’était important que tout soit vrai, qu’on y croit.
Pour répondre à l’énigme « Quand Monsieur Loyal s’envolera-t-il jusqu’à Vénus ? », il faut maintenant vous ruer sur « La Déesse sans visage ».
Je tiens à remercier Aurélie et Joris pour le temps qu’ils m’ont accordés pendant leur marathon Angoumoisin, ainsi qu’a Solène qui a permis cette rencontre.
Pour finir, le résumé de ce dernier tome : Cerise est une jeune fille qui vit seule avec sa mère. Elle rêve de devenir romancière et a même déjà commencé à écrire ses carnets ! Son sujet favori : les gens, et plus particulièrement les adultes. Elle adore les observer pour tenter de deviner quels secrets ils dissimulent au fond d’eux... L’heure des vacances a sonné ! La visite d’un étrange manoir annonce une nouvelle enquête : chaque pièce est une énigme, chaque objet est un indice. Mais il est des secrets plus anciens qui ne demandent qu’à être dévoilés. Qui est cette déesse sans visage qui trône dans une pièce secrète ? Où se cache la partie manquante de ce tableau ? Mais surtout, qui tire vraiment les ficelles de ce nouveau mystère ? Si Cerise ne résout pas l’énigme à temps, les conséquences risquent d’être terribles…
Carnets de Cerise 04 - La Déesse sans visage
Date de parution : 27/01/2016
ISBN : 978-2-302-04850-8
Collection : Métamorphose BD