Poète et professeur, Pierre Drogi organise depuis quatre ans des « Rencontres poétiques au lycée Racine », à Paris. Son but est de donner à entendre quelque chose de la poésie contemporaine à ses élèves de lycée, qui en sont tenus très éloignés par le système scolaire. Mais aussi de permettre des rencontres sans tabous, entre des individus (auteurs ou autres intervenants, et élèves), autour de textes qui servent d'appui pour engager le dialogue.
Et pour le lancement de cette édition 2016* il m’avait invitée à présenter Poezibao. Mais aussi à parler de mon expérience de lectrice et de lectrice "engagée", c'est-à-dire choisissant et défendant des auteurs.
La rencontre avait été très soigneusement préparée en amont et Pierre Drogi s’est appuyé pour cela sur un entretien que j’avais donné à Paul de Brancion et qui a été publié dans le dernier numéro de la revue Sarrazine.
Le premier groupe, le matin vers 11 heures, a été celui des Premières, avec la PLS, mélange fortuit, pour des raisons d'effectifs, d'élèves de sections littéraire et scientifique Les élèves, 35 environ réunis au CDI, étaient assemblés en demi-cercle autour de moi et Pierre Drogi s’était placé derrière eux, face à moi, ce qui a beaucoup facilité le jeu des questions et des réponses.
Elles ont porté sur la genèse de Poezibao, sur ma manière de lire, mais aussi sur le flotoir. Puis, comme convenu avec Pierre, nous avons présenté ensemble deux poètes que j’avais choisies, Sereine Berlottier et Emmanuèle Jawad. Nous avons lu en duo des extraits de Louis sous la terre et de Faire le mur puis discuté avec les élèves de ces deux poètes, de leurs livres et de nouveau de Poezibao, de la poésie. Pierre m’a conduit à insister sur une idée développée dans l’entretien pour la revue : la poésie et sa pratique intensive depuis près de 15 ans maintenant m’ont donné une particulière sensibilité à la langue telle qu’elle est parlée dans l’espace public, dans les médias et certains livres pour le grand public ou dans tout le domaine de la communication publicitaire. J’ai évoqué à ce sujet ma lecture des travaux du linguiste et philologue allemand Victor Klemperer et de tout son travail sur les atteintes portées à la langue allemande par les Nazis, au cœur même de l’enfer de l’Allemagne des années trente et quarante. Les élèves ont été plus que réceptifs et Pierre a de son côté abondé dans mon sens, en leur lisant un court extrait de Requiem d’Anna Akhmatova. Ce premier groupe a été très attentif mais a posé relativement peu de questions et la séance a été animée surtout par mon dialogue avec leur professeur. Une jeune fille s’est préoccupée de ce qui arriverait à Poezibao si je venais à ne plus pouvoir m’en occuper. Nous avons aussi évoqué les statistiques de fréquentation, le nombre d'abonnés à la lettre hebdomadaire. Quant au nombre de mes « followers » sur Twitter (3000 depuis quelques jours), il les a beaucoup fait rire, je ne sais pas pourquoi. À noter qu'un groupe d'une quinzaine d'élèves est resté après la fin officielle de la séance, dans un silence à la fois souriant et confiant, semblant attendre comme une prolongation ou une suite sans oser l'engager par eux-mêmes. C'est sur des textes d'auteurs et la recherche de références par les élèves que l'échange a pu finalement reprendre. L'un des élèves était notamment curieux de savoir comment entrer en poésie et par quels auteurs (une question similaire a été posée l'après-midi).
Un dialogue intense
J’ai rencontré le deuxième groupe, constitué d’élèves de Seconde cette fois, à partir de 14h15 et toujours dans le CDI de l’annexe Naples du lycée Racine où j’ai été très chaleureusement accueillie par la responsable du CDI et par sa collègue de l’autre CDI du lycée, situé rue du Rocher. Ambiance toute aussi chaleureuse, même courtoisie des jeunes, qui m’ont tous dit bonjour très gentiment en arrivant. Mais un style complètement différent de rencontre alors que nous craignions avec Pierre de nous répéter. Le dialogue entre nous deux a été beaucoup moins développé parce que les élèves, eux, n’ont pas cessé de poser des questions incroyablement fines et pertinentes. Y a-t-il des courants dans la poésie contemporaine, comment l’aborder si l’on n’en sait rien ou peu, comment la lire ? Comment entrer en poésie ? Par quels auteurs ? Qu'apporte la lecture de poésie... Est-elle élitiste ou pas ?
Des questions plus pratiques aussi : est-ce que je cherche à faire de la publicité pour Poezibao, combien de temps j’y passe, pourquoi je suis toute seule à le mettre en oeuvre et cette même question que le matin, quid du site si je ne pouvais plus m'en occuper ?
La question du jugement et de la poésie engagée
Vous sentez-vous responsable devant les lecteurs ? me demande un élève. Je lui réponds que je me sens surtout souvent responsable devant les auteurs et que c’est parfois lourd à porter. Essayez-vous de transmettre la poésie à vos proches, me demande une autre élève ? Et elle me fait prendre conscience que si j’essaie de transmettre quelque chose de la musique, je n’essaie pas du tout de faire partager ma passion pour la littérature ! Nous avons aussi parlé de la question du jugement : comment déterminer la qualité d’un livre, pourquoi en écarter certains ? J’ai expliqué aux élèves que je me servais souvent d’une analyse faisant entrer en jeu quatre critères : émotionnel, intellectuel, esthétique, "métaphysique". En leur disant que si un livre me semblait avoir une de ces dimensions au moins, je pouvais le retenir, mais que les immenses chefs-d’œuvre, eux, nous parlaient dans ces quatre dimensions. Il a également été question des liens qu’a permis d'établir Poezibao en dehors du net et notamment des rencontres non virtuelles que la revue en ligne a pu susciter.
La question de la poésie engagée est aussi revenue avec ce groupe-là et nous a permis de faire un enchaînement vers les lectures qui étaient prévues, comme elles l’avaient été le matin. En partant en premier lieu du livre d’Emmanuèle Jawad qui tourne autour de la question du mur (et de tous les murs) et que j’ai présenté comme une réponse convaincante à la très difficile question d’une poésie engagée. Par sa thématique cruciale mais prise dans un ensemble d’autres paramètres, d’autres composantes des poèmes. Nous avons lu encore, en duo, Pierre Drogi et moi, pages d’Emmanuèle Jawad, pages de Sereine Berlottier, évocation de Louis Soutter, mais aussi de nouveau d’Akhmatova, de Paul Celan, etc.
Et le flotoir ?
Les élèves m’ont aussi un peu questionnée sur le flotoir, dont Pierre leur avait parlé. Une bonne moitié des élèves était d'ailleurs allé consulter le site, préalablement à la rencontre. Est-ce un journal ? Qu’apporte un journal de lectures par rapport à un journal intime. Ces questions-là nous ont permis de parler de l’oubli et de la mémoire.
Un des élèves a beaucoup insisté sur la non-réception de la poésie dans une société comme la nôtre, soulignant l’immense écart entre un divertissement de masse de plus en plus médiocre et une culture trop élitiste. Il se posait en fait, semble-t-il, la question d’une littérature populaire, plus abordable mais de qualité.
Cette double rencontre me laisse une impression très heureuse et m’apporte un vrai réconfort, m’encourage dans mon travail, souvent joyeux mais parfois aussi lourd et ingrat. Il y avait là une attention et une réceptivité allant contre toutes les idées acquises et toutes faites, trop souvent, sur les intérêts des jeunes élèves.
Florence Trocmé
*Les deux prochains intervenants seront Jean-Baptiste Para et Gilles Weinzaepflen. Une séance plénière nous réunira tous sous l’égide du Marché de la poésie, en mai, un peu avant la manifestation.