Coïncidences intercontinentales : deux manières de souhaiter une très mauvaise année…
Bonne année 1939
1938, Paramount
Quatre girls en maillot de bain tracent des chiffres géants avec un pinceau-brosse, perchées en talons hauts sur des échelles de peintre.
Le contrat d’illusion
Les chiffres sont-ils physiquement présents, découpés dans des cartons et suspendus par des fils invisibles ? Ou bien sont-ils incrustés sur la photo en post-traitement ? Probablement la seconde méthode, car l’ombre de la brosse sur le deuxième 9 semble impossible (elle est située derrière le chiffre).
Cette carte de voeux nous montre avec fierté les deux « ficelles » du contrat d’illusion entre l’industrie cinématographique et son spectateur : la jouissance d’un glamour magnifié contre l‘acceptation d’un trucage bien fait.
Mettant de son plein gré en suspens toute rationalité, le spectateur est invité à adorer les belles filles et la belle année qu’elles nous peignent.
Le contrat d’allusion
La brosse et le pot obéissent à un second contrat implicite, celui de la pin-up : brandir en toute innocence souriante des symboles sexuels évidents, mais inattaquables au tribunal de la pudeur.
Une rythmique complexe
On passe de la première à la deuxième fille par une inversion de sexe : le symbole féminin devient masculin, et vice-versa, en restant dans le même main.
Da la deuxième à la troisième, on applique la même transformation : de ce fait, la troisième est identique à la première.
En revanche, de la troisième à la quatrième, la transformation est différente : on inverse les mains, mais pas les sexes.
Deux 9 bien différents
Cette rupture de rythme produit mécaniquement, entre les deux chiffres 9, une transformation maximale : inversion à la fois du sexe et de la main.
Décryptée à posteriori, l’image dit que l’année 1939 sera bien différente des autres années du siècle.
Linéaire et exponentiel
Les quatre girls font à peu près la même taille (lignes verticales bleues). Du coup, les courbes passant par les pieds, le sexe et le haut de la tête affichent la forme la plus agréable à l’oeil d’un conseil d’administration : démarrage en flèche, puis croissance tranquille.
La courbe passant par le bas des chiffres s’inscrit dans la même tendance. En revanche, si l’on reporte à partir de chaque point bas la taille de la jeune fille (lignes verticales blanches), on constate que l’écart avec le haut des lettres va croissant (lignes verticales rouges).Si le chiffre 1 fait la taille de sa jeune porteuse, le dernier 9 affiche 175% de croissance.
Le photographe a bien évidemment voulu cette érection subliminale des chiffres, qui porte l’année 1939 à la limite du climax.
On sait que la divergence entre le linéaire et l’exponentiel conduisit dans les faits à une explosion bien différente.
De tragiques pressentiments
Il est facile rétrospectivement de faire dire à une image ce qu’on veut. Mais celle-ci a d’exceptionnel que les allusions gentillettes à une sexualité et à une croissance mythifiées, concoctées par le photographe, décalquent bien involontairement la montée vers les deux principes contraires : la guerre et la destruction dans le réel.
Du coup, ces filles sexy semblent monter à l’échafaud d’un grand-guignol bien réel :
- la première violée,
- la deuxième guillotinée,
- la troisième et la quatrième fauchées.
Derrière la partie de peinture se profile un vrai bain de sang.
Même année, même jour, même heure… dans un autre monde !
Bonne année 1939 (S Novym godom)
Carte postale sovétique, 1938
Quatre patineurs en tenue noire progressent parallèlement. Au fond, l’horloge de la tour Spasskaya affiche minuit, l’heure officielle de Moscou.
Tour Spasskaya, Kremlin
Depuis la révolution d’Octobre, les fêtes de Noël et du Nouvel An, symboles de l’ancien ordre bourgeois, étaient strictement interdites, et les cartes postales clandestines sévèrement réprimées. C’est seulement en 1935 que Staline réhabilita la fête du Nouvel An, et cette carte produite en 1938 par Izogiz est la toute première du genre (voir http://agitazia.ru/novogodnie-otkrytki-sssr-foto).
Le contrat d’illusion
Tout comme les cloches partant à Pâques de la coupole de Saint Pierre de Rome vers tous les clochers de la Chrétienté, l’Etoile à cinq branches de la tour Spasskaya, dans la gloire du 1er Janvier, se multiplie en cinq rangées de lampions ouvrant un corridor indéfini – tel les fils électriques autour du Transsibérien.
L’heure et le son du carillon du Kremlin, depuis le chiffre Un géant du premier Janvier, se propagent vers toutes les républiques soviétiques, garantissant la Diversité dans l’Unité.
Ainsi, sous une apparence semblable, les quatre uniformes des patineurs se distinguent par des variations tolérées :
- 1 : roux, tête nue, cravate, pantalons ;
- 9 : blonde, foulard, col roulé, jupe ;
- 3 : chapka, col roulé, culotte ;
- 9 : brune, bérêt rouge, foulard, pantalons.
Le contrat d’égalité
Les quatre progressent à égale vitesse et dans un synchronisme parfait (pied droit posé en avant, pied gauche piqué en arrière). La parité est rigoureusement respecté, les deux 9 sont portés par les deux filles.
Les deux garçons ont la même taille, les deux filles aussi, tout en restant naturellement un peu plus petites.
Prodige de l’égalité soviétique : quel que soit l’axe de symétrie choisi (celui du Kremlin en jaune, ou les deux latéraux, en vert) on aura toujours deux couples 1-9 et 3-9.
De tragiques pressentiments
Pour l’instant on voit sur la glace les arabesques des serpentins, non des fractures. Mais en avançant dans l’année, patiner va finir par devenir mortel.
Le pressentiment menaçant est aussi dans ces ombres qui iront s’allongeant, au fur et à mesure que cette belle jeunesse s’éloignera du 1er Janvier radieux.
Et les paraboles d’étoiles rouges tirées depuis le carillon du Kremlin anticipent les orgues de Staline.
Il est fascinant de voir comment le même pressentiment du tragique imminent a pu travailler, à des milliers de kilomètres de distance, deux artistes qui n’avaient aucune chance de jamais se connaître ; et produire, au travers du prisme de deux idéologies contraires, des images étrangement jumelles.
Deux contrats d’illusion se répondent :
- à l’Ouest celui de l’étagement indéfini de girls indifférenciées, en maillot de bains blancs dans la clarté surchauffée des projecteurs ;
- à l’Est celui de la glisse en avant de couples indifférenciés, en uniformes noirs dans la nuit glaciale sous les lampions .
Deux contrats d’allusion reposent sur des mythes contraires :
- à l’Ouest celui de la femme-objet, affichant une sexualité hypertrophiée, mais non-dite ;
- à l’Est celui de la femme-soeur, proclamant une sexualité égalitaire, mais non-montrable.
Deux modèles de Progrès s’opposent :
- à l’Ouest celui de l’Escalier : accumulation verticale illimitée ;
- à l’Est celui du Transsibérien : expansion horizontale inexorable.
La même menace se profile :
- à l’Ouest dans les Chiffres qui se transforment en instruments de mort ;
- à l’Est dans les gerbes d’étoiles rouges qui finiront en tirs de Katiouchas.