« Son baratin se fondait sur la technique des questions-réponses. "Avez-vous des difficultés à faire des enfants ? Votre hathiyar rechigne-t-il à se dresser ? Dort-il et oublie-t-il de se réveiller ? " Sa baguette retomba tristement. "N'ayez crainte, il y a un traitement ! Comme un soldat au garde-à-vous, il se tiendra ! Un, deux, trois - boum !" Sa baguette bondit. (...) »
« Est-ce qu'il se dresse, mais pas assez droit ? L'outil est-il un peu courbé ? Penchant vers la gauche comme le parti marxiste-léniniste ? Vers la droite comme les fascistes Jan Sangh ? Ou ballotte-t-il bêtement au milieu, comme le parti du Congrès ? N'ayez crainte, on peut le redresser ! Refuse-t-il de durcir même avec des caresses et des massages? Alors essayez mon onguent et il deviendra aussi dur que le cœur de notre gouvernement ! Tous vos troubles disparaîtront avec cet onguent stupéfiant fabriqué à partir des organes de ces animaux sauvages ! Capable de transformer n'importe quel homme en chauffeur de locomotive ! Aussi ponctuel que les trains sous l'état d'urgence ! D'avant en arrière, votre piston fonctionnera chaque nuit ! Les chemins de fer voudront domestiquer votre énergie ! Appliquez cet onguent une fois par jour et votre femme sera fière de vous ! Appliquez-le deux fois par jour, et elle devra vous partager avec tout le quartier !" »
L'équilibre du monde commence avec le voyage éprouvant en train et l'arrivée des principaux personnages dans la grande ville où réside Dina. Cette dernière a des difficultés à payer son loyer depuis son veuvage. Elle va loger un étudiant, Maneck, le fils d'une ancienne camarade de classe, et employer les tailleurs Ashraf et son neveu Ompmprakash, issus de la caste des Chamaars, l'une des plus défavorisées. Ces deux nouvelles sources de revenus devraient lui permettre de vivre décemment et de ne plus s'user les yeux dans de menus travaux de couture.
« Le pain devient plus rare que l'or, dit Ashraf. Quelle folie. Ces gens vivaient ensemble depuis des générations, ils riaient et pleuraient ensemble. Et maintenant ils se massacrent les uns aux autres. »
Après ce préambule, le narrateur opère un flashback pour conter l'histoire de ces personnages dans l'Inde des années 1970-80. Celle plutôt malheureuse de Dina dont la vie a bousculé deux fois, la première lors du décès de son père, médecin des pauvres décédé en mission contre une épidémie, et la seconde lors de la mort accidentelle de son mari. A chaque fois, elle a dû lutter pour éloigner l'influence aimante, mais étouffante de son frère ainé. Il y a aussi la vie relativement heureuse de Maneck, fils unique choyé et aimé de commerçants relativement prospères qui espèrent un bel avenir pour lui en l'encourageant à faire des études. Et enfin, celle tragique des deux tailleurs qui ne cessent de subir l'injustice, la pauvreté, les humiliations bien qu'ils aient rompu avec la tradition qui impose aux chamaars d'être cordonniers de père en fils, de travailler le cuir en le prélevant sur les bêtes qui appartiennent aux riches propriétaires des hautes castes...
« ça signifie que vous êtes parti avant la fin de l'état d'urgence - avant les élections. Bien entendu, pour les gens ordinaires, ça n'a rien changé. Le gouvernement continue à démolir les maisons des pauvres et les jhopadpattis. Dans les villages, ils disent qu'ils ne creuseront des puits qu'après un certain nombre de stérilisations. Et aux paysans ils promettent des engrais une fois qu'ils auront subi le nussbandhi. Vivre, c'est affronter un danger après l'autre. »
Rohinton Mistry brosse le tableau de l'Inde d'Indira Gandhi avec un mélange subtil de bienveillance, d'humour et d'ironie où le pire côtoie le meilleur, le burlesque le tragique, la richesse la misère, où le clientélisme et la corruption, les abus de pouvoir et les injustices sociales (cf. les méthodes du planning familial), l'ordre et le désordre créent une sorte d'équilibre, où la politique et la démocratie indienne sont une comédie tragique qui perpétue l'exploitation des plus pauvres par les classes dominantes.
« Pour les politiciens, les lois, c'est comme l'eau dit Narayan. Elles finissent toutes à l'égout. »
La lecture de ce roman s'apparente à celle d'un conte où les personnages n'arrivent pas à vaincre les déterminismes sociaux malgré leurs efforts dans une société cruelle où l'absurde le dispute au cynisme. Malgré la fatalité ambiante, les plus malchanceux et miséreux s'accrochent à la vie pour goûter quelques brefs instants de plaisir.
L'équilibre du monde est une passionnante parabole sur la condition humaine.