Je viens de terminer la lecture des « Contes » de Charles Perrault. Les lecteurs fidèles de Marche romane se souviendront sans doute que le conte du Petit Chaperon rouge a déjà fait l’objet de plusieurs notes (ici, ici et même ici où je m'amusais à réécrire le conte). J’avais fait remarquer à l’époque que les versions populaires primitives de ce conte étaient beaucoup moins policées que celle de Perrault. Pour le dire autrement, leur côté direct et même carrément cru rendait la signification cachée du conte (le désir sexuel) beaucoup plus explicite. Finalement, j’en étais venu à accuser Perrault d’avoir falsifié une histoire qui appartenait depuis toujours au génie des peuples. Maintenant que je l’ai lu et que j’ai lu l’excellente introduction de JP Collinet (Université de Dijon), je me rends compte que les choses sont un peu plus complexes. En effet, le pauvre Perrault a dû affronter le vent de la critique à partir du moment où il a voulu faire imprimer des contes. Ces histoires que les grands-mères racontent aux petits enfants ne peuvent pas relever d’un genre littéraire ! D’autant plus que les partisans des Anciens, dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, ont beau chercher, ils ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’Antiquité. Point de lettres de noblesse pour les contes, donc, qui ne sont qu’un divertissement populaire et encore, uniquement destiné aux enfants. Fontenelle avait bien remarqué que le conte (comme l’opéra ou la lettre galante) était propre à son époque et n’avait pas d’équivalent antique, mais en plus il avait estimé que La Fontaine en avait définitivement fixé la formule. Ceci explique pourquoi les premiers contes de Perrault sont en vers (Grisélidis et Peau d’Ane). Pour nous, lecteurs modernes, cela nous semble un peu curieux et artificiel, mais c’était en fait le seul moyen trouvé par Perrault pour imposer le conte dans le domaine littéraire. Il a tenu aussi à lui donner une morale exemplaire, afin d’échapper à la critique habituelle, qui disait que ce genre était licencieux. L’héroïne Grisélidis, par exemple, en épouse soumise, accepte toutes les lubies méchantes de son mari avec résignation. Le conte ne peut donc être accusé de pervertir les femmes, comme certains avaient tendance à le croire.
Cet aspect moral et bienséant que j’avais donc tendance à reprocher à Perrault s’explique finalement pour des raisons historiques et de mentalité. Il n’y avait pas d’autre moyen pour l’auteur de s’exprimer s’il voulait écrire un conte. La Fontaine lui-même avait eu des ennuis avec ses « Nouveaux contes » et il avait dû renier « cet ouvrage infâme ». Il fallait donc être prudent. Mais il est clair que Perrault n’est pas La Fontaine et il n’excelle pas dans cet exercice versifié, qui n’a pas le côté pétillant de son illustre prédécesseur.
Il faudra donc attendre les contes suivants, en prose cette fois, pour que le talent de Perrault puisse vraiment s’exprimer. Cela n’empêchera pas la critique de se déchaîner. Il est vrai que le dictionnaire de l’Académie lui-même donnait du conte cette définition : « le vulgaire appelle conte au vieux loup, conte de vieille, conte de ma mère l’oie, conte de la cigogne, à la cigogne, conte de peau d’âne, conte à dormir debout, conte, jaune, bleu, violet, conte borgne, des fables ridicules telles que sont celles dont les vieilles gens entretiennent ou amusent les enfants ». Dans un tel contexte, oser écrire des contes et les faire imprimer, surtout quand on est membre de l’Académie française, demande un certain courage, on en conviendra.
Perrault répondra à ses détracteurs dans la préface de l’édition suivante. Il reprendra les passages qu’on lui reproche et arrivera à la conclusion que chacun critique un passage différent et que s’il écoutait tout le monde il ne resterait rien de son conte. Il en conclut qu’il y aura toujours quelqu’un pour critiquer quelque chose et qu’il vaut donc mieux ne pas tenir compte de ces avis divergents.
Petit à petit, cependant, les contes que Perrault publient sont appréciés par certains. L’abbé Dubos apprend ainsi à Pierre Bayle que « Chez le libraire Barbin s’impriment les contes de ma mère l’oie par M. Perrault » Il se croit cependant obligé d’ajouter, comme pour se justifier lui-même : « Ce sont là « bagatelles auxquelles il s’est amusé autrefois pour réjouir ses enfants. » En effet, à cette époque Perrault était veuf. De plus, un peu tombé en disgrâce, il avait perdu la quasi-totalité de ses charges. Il s’était donc replié sur la vie de famille et sur l’éducation de ses enfants. Comme quoi, on tient peut-être à cette circonstance personnelle le fait que Perrault soit allé puiser dans les contes enfantins pour en faire une œuvre littéraire de qualité. Quelque part, sans le savoir, il a peut-être sauvé de l’oubli tous ces contes populaires de la tradition orale, en les fixant définitivement dans une belle langue classique. Car si ces contes étaient encore bien présents dans la tradition orale du XVIIème siècle, qui dit qu’ils existeraient encore aujourd’hui, à l’ère d’Internet, des SMS et du téléphone portable ? De même que Lévi-Strauss a sauvé les mythes des populations amérindiennes en les transcrivant et en les analysant (voir les quatre tomes remarquables des « Mythologiques »), Perrault a sans doute sauvé les contes de notre tradition populaire.
Dès 1699, l’abbé de Villiers admirait le style naturel que Perrault avait su donner à ses contes, comparable « au style et à la simplicité des nourrices. » Or, comme il le remarque, les nourrices sont ignorantes. « Il faut (donc) être habile pour bien imiter la simplicité de leur ignorance ».
Certes, il y avait déjà du merveilleux dans d’autres œuvres du XVIIème siècle (le Grand Cyrus de Madeleine et George de Scudéry comporte paraît-il des éléments surnaturels et légendaires, mais je ne l’ai pas lu. Il est vrai qu’il comporte 7.485 pages…), mais il a fallu Perrault pour concentrer dans les contes ce merveilleux et lui donner ses lettres de noblesse. Evidemment, pour que cela fût possible, il a bien dû se plier aux exigences de la morale de son temps. Plutôt que le critiquer pour cela, soyons-lui reconnaissant de ces belles histoires qu’il nous a laissées.