La Tête coupée

Publié le 31 octobre 2007 par Johanne Labbé @JRozonLabbe

Les doigts collés de confitures aux abricots, je balaye les miettes de toasts de mon portable et cale mon deuxième café d'un coup sec. Pas de temps à perdre, c'est aujourd'hui que s'élabore le plan stratégique de l'opération GAPS (Guérir au plus sacrant).

Après l'énoncé du NON fatidique au pied de l'autel de la chimio vendredi dernier, congédiée par la prêtresse officiante, docteure Onco, j'entreprends l'escalade de quelques nouvelles montagnes, dont je redoute les flancs sans doute aussi escarpés que le Mont Adrénaline.

Au menu des À faire cette semaine :

· rencontrer ma nouvelle 4e spécialiste attitrée, docteure Gynéco (ablation des ovaires ou pas?);

Docteure Gynéco : - Le médicament antihormonal Tamoxifène peut parfois causer le cancer de l'utérus. Comme on procède déjà à une chirurgie sous anesthésie dans la région, aussi bien le retirer et régler la question une fois pour toutes.

Oui, mais le cancer des poumons est en hausse chez les femmes et on ne les élimine pas au cas où...

- Ici on parle d'un effet secondaire relativement rare mais possible à un médicament que vous prendrez pendant cinq ans; songez que vous n'avez pas besoin du stress supplémentaire de craindre un cancer de l'utérus alors qu'on peut en éliminer maintenant toute possibilité en profitant d'une chirurgie nécessaire dans la même région.

Vu comme çà... Elle inspire confiance ma nouvelle gynéco: aussi, je me rallie à l'idée et nous nous quittons bonnes zamies en clamant : on se revoit en salle d'op!

En fait, docteure Gynéco précise qu'elle retourne mon dossier à l'admission en chirurgie et prévoit procéder à la grande ablation fin juillet, si j'ai terminé la radiothérapie à ce moment, comme il est prévisible.

Bientôt je serai à Tu et à Toi avec tous les préposés à l'admission en chirurgie de cet hôpital.

- Encore Toi?

- Ben oui, z'ont découvert qu'il me reste encore deux ou trois organes là-dedans : tu me réserves la première intervention du matin comme d'habitude?

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Docteure Radio-Onco m'écrabouille la main de sa poigne de chef d'état devant les caméras télé, et m'invite à m'asseoir.

- Comme çà vous êtes prête à débuter la radio? Parfait ! Je vous inscrit sur la liste d'attente!

- Euh... Je croyais que... je ne commence pas tout de suite? On m'avait dit que je devais me hâter de prendre une décision pour la chimio, parce si je n'en faisais pas, il fallait débuter la radio le plus tôt possible après la chirurgie?

- C'est vrai, il ne faut pas tarder à vous inscrire sur la liste d'attente! Bon! Voiiiilà! C'est fait! Je vous ai déjà mentionné les effets secondaires possibles de la radio?

Résolue à ma nouvelle carrière d'apprentie patiente modèle, je n'insiste pas.

Mais la prochaine fois que l'on me demandera de prendre une décision urgente, je me dépêcherai plus lentement.

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Dans la grande salle du centre communautaire, quinze tapis de yoga sont disposés en demi-cercle devant la prof toute de rose vêtue. Blondeur ensoleillée, sourire lumineux, voix douce, mais, ô soulagement, rien d'ésotérique ni de moralisateur dans le regard: je respire!

Pas envie de me faire prêcher ni convertir au chemin secret vers la Vérité transcendante toute nue et végétalienne du vrai sens de la vie...Pas envie non plus de me faire dire quoi manger (sous-entendu que mon cancer serait issu de mes habitudes alimentaires déficientes!). Ma mère était une clone de Louise Lambert Lagacé et mettait du thé vert dans mon biberon avant que le docteur Béliveau vienne au monde (j'exagère à peine)! À seize ans j'étais membre d'une coopérative d'aliments naturels et je cousais mes propres robes dans des poches de jute teintes au jus de betterave bio!

J'ai été traitée de granola toute ma vie et non, je n'aime pas les chips (mais si je les aimais, j'en mangerais, juste par esprit de rébellion contre l'intégrisme couteau-fourchette...). Et puis, ado, je mangeais tous les jours du chocolat noir (heu...la Kit Kat c'est bien à 70% noir non?).

Ma voisine de tapis de gauche est manifestement en pleine chimio, son foulard vert noué à la bandana signifiant alopécie en langue onco. L'absence de cil et de sourcil lui confère l'allure douce et un peu héberluée typique de cette étape.

Plusieurs autres arborent une repousse plus ou moins récente, généralement ondulée (eh oui la chimio peut vous friser, nonobstant la crinière lisse années 60 qui se porte cette année là, et le fer plat n'est pas même pas remboursé par la RAMQ).

Je soupçonne la présence de quatre ou cinq prothèses capillaires telles que dénommées par les prospectus des vendeurs de perruques. Je réserve mon verdict pour quelques-unes des participantes, dont la tignasse pourrait tout aussi bien être naturelle que synthétique.

Puis, je repère quelques représentantes chevelues de la catégorie sans chimio comme moi.

Quant à savoir lesquelles ont échappé à la mastectomie ou subi une reconstruction mammaire, pudeur et discrétion m'empêche de tenter de le deviner. Comme j'aimerais que l'on fasse si tel était mon cas.

Bien que je ne fusse point née au mois de mars dernier, il appert, de l'avis des spécialistes, que je suis plutôt jeune pour avoir un cancer du sein. À ce jour, aucune de mes amies n'a été personnellement affligée du même problème. Idem pour ma parenté. Aussi, entendant les conversations de tout un groupe de pros aguerries du carcinome infiltrant, je me sens enfin entourée de collègues parlant un langage familier, maniant les noms des protocoles de chimio avec aisance, comparant les salles de radiothérapie de tel hôpital à celles de tel autre, voire partageant les mêmes spécialistes. Le ton est joyeux, la situation assumée. On se croirait en plein Cercle des Fermières papotant recettes.

J'aime bien.

C'est réglé, j'assisterai religieusement à ces ateliers de yoga chaque semaine. La prof, une survivante, me confie qu'elle a continué à y assister, à titre de participante, même pendant sa chimio. Cela me rassure.

Namasté!

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Vendredi soir, le 1er juin

Journée exécrable entièrement consacrée à avoir la nausée, réaction au Tamoxifène. Pas eu le temps de faire autre chose. Appelé la pharmacienne en oncologie de l'hôpital: rappellez-moi la liste des raisons en béton justifiant la prise de ce médicament horrible. Sans : 73.2 % de chances d'être en vie et sans cancer dans 10 ans. Avec : 82.2 %. J'ai avalé ma pilule.

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La semaine suivante, mercredi le 6 juin

Docteure B approuve l'idée de la jolie surpiqûre blanche sur mes cicatrices, mais m'informe que la RAMQ ne remboursera pas cette coquetterie. Tant pis si le point zig zag c'est ringard!

Lancée sur ce ton léger et bon enfant, je lui récapitule les bonnes nouvelles. Primo je suis officiellement inscrite sur la liste des VIP en attente de radiothérapie. Deuxio la gynéco à laquelle elle m'a référée offre en ce moment un deux pour un et me libérera de mes ovaires avec une hystérectomie en bonus pour le même prix!

Où princesse rebelle apprend que les mauvaises nouvelles ne cessent de se reproduire entre elles, telles des lapins.

Moi, recouvrant ma bonne humeur : - Je parie que le cancer des ovaires, lui, augmente les risques de cancer du lobe de l'oreille, lequel induit le cancer de la carte de guichet interac si on la tient de la main gauche! Ha! Ha! Ha!

Puis sur un ton plus pausé :

- ... ah oui, au fait, avez-vous reçu le résultat de mon statut HER2?

Docteure B, surprise : -

- Mais oui, le résultat du HER2, il était équivoque la dernière fois?

- J'avais retenu qu'il était négatif... fait Belle d'Ivory sur un ton hésitant. (Bon, à la quantité de patients, ne nous froissons pas de l'oubli d'un menu détail).

- Oui, négatif lors de la biopsie du 2 avril, mais
équivoque au rapport de pathologie de la chirurgie du 1er mai, ... non?

Relisant le rapport de pathologie post-chirurgie, docteure B fige :

- Vous avez raison. Équivoque.

Puis, après avoir fouillé le dossier de fond en comble : - Non, le résultat du test FISH n'est pas entré. Je téléphone tout de suite au laboratoire de pathologie.

Ce qu'elle fait.

Minute de conversation dont je n'entends que la moitié. Puis, levant les yeux vers moi, la main sur le téléphone :

- Elle est partie vérifier aupr... Oui-oui, je suis là! Pardon? Hier? Non, je ne l'ai pas encore reçu.

Puis, sur un ton plus nuageux :

- J'aimerais connaître le résultat tout de suite. Voulez-vous me le transmettre s'il-vous-plaît (ce dernier mot sur un mode impératif).

Bref silence. Une légère blancheur se dessine sous le discret fard à joue de la docteure B, tandis qu'elle remercie, raccroche, et relève les yeux vers moi.

- Le résultat est positif. HER2 positif.

Je n'ai pas fait médecine, mais j'ai suffisamment lu récemment pour comprendre que le plan de traitement soigneusement mûri et élaboré jusqu'ici vient de chavirer. Complètement.

- Va falloir que je revoie l'oncologue?

- Va falloir que vous revoyiez l'oncologue.

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Je repense à ce mineur. Un jour, par dessus le martèlement des foreuses, il entend un Toc assourdissant, suivi d'un drôle de bruit mouillé. Quelque chose de foncé et de vaguement rond roule à ses pieds. C'est la tête de son collègue. Qui vient d'être décapité par une cuve de métal.