(note de lecture) Sanda Voïca, "Épopoèmémés", par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé


Sanda Voïca (poète d’origine roumaine) nous livre ici un texte riche et surprenant. Son introduction est la clé qui l’ouvre par « une longue onomatopée », soit un « cycle de 37 poèmes (qui) se veut une… épopée (…) ». Se dégage une fascination de ces prolégomènes – rien que par les déclinaisons possibles du titre à la résonance surréaliste. De quoi faire dire à la couverture magnifique : ceci n’est pas un poisson. C’est l’oralité qui unit le corps à la machine, indique Sanda Voïca. Et si le livre a des allures de journal intime, du fait de la datation des textes qui se suivent (quasi quotidiennement), comme partie intégrante du poème, celle-ci s’en défend. Chaque texte (tout en vers libres), malgré le fil qui l’unit aux autres, révèle l’humeur ponctuelle qui le sous-tend – notamment par son titre à l’évocation mystérieuse : « Jactance », « Aujourd’hui je suis Berka Solo », « Mes Equilibres singuliers », « Blowin’ in the Wind » ou « Je m’encrucifie énormément ». Calembours, néologismes, mots-valises, associations d’idées, etc… créent de somptueux réseaux sonores avec justesse. Réflexions sur l’art, la culture, la philosophie, la religion, la psyché des uns et des autres et travail sur la mémoire, forment les variables d’ajustement de la vie intérieure de Sanda Voïca dans son bain (du) quotidien ; en regard des conditions de possibilité (ou « épopoèmémés ») de l’expérience écriture-vie. Un de ses « épopoèmémés » consiste en la convocation de figures vivantes et passées (des arts et de la culture en général) plus ou moins proches de l’auteure, mêlées à ses intimes (son conjoint, son chat). Tous émaillent le texte avec récurrence ; justifiant ainsi l’alchimie de son épopo-éthique (ah mais !). On y retrouve (entre autres) : Sollers, Michaux, Adonis, Duràn, R. Sekiguchi, Beckett, T.S. Khasis (jeune poète roumain), T.S. Eliot, Bob Dylan, Jésus, Mona Ozouf, Alfred Döblin, Céline Minard, Chris Marker, Kurosawa, A. Jouffroy (proche, décédé récemment), Samuel Dudouit (auteur d’un récent essai sur ce dernier, conjoint de Sanda Voïca) …. Leurs évocations constantes satellisent le monde intérieur de l’auteure, sans quoi il serait impossible, non viable. Et s’il y a critique à l’égard des uns ou des autres, celle-ci est constructive en ascèse de soi (« Eloge de ma passivité tellement active qu’elle fait et fera travailler / les autres. ») Les questions existentielles se fondent sur ce vaste champ expérimental dont le poème figure la friche. Car le texte est le cheminement naturel du réel sur la page. Un « épopoèmémés » peut être aussi bien questionnement qu’outil de questionnement (« Je me perds dans ces réponses pour me retrouver dans ces arrêts / caricaturaux sur l’image qui sont aussi mes épopoèmémés »). Ses « épopoèmémés » sont nombreux mais s’il fallait n’en retenir qu’un, du début à la fin, ce serait sans conteste l’humour, la légèreté gérant le tempérament de l’auteure ainsi que la bonne température de sa parole. Un humour pince-sans-rire (jamais froid donc), subtil, à peine caustique : « Le chat. Son cul, mon œuvre. Je le nourris à la régulière – / Comme on fait l’amour à la régulière. (…) Bob Dylan dans mon cœur comme Jésus pour certains : (…) il a y un essentiel de l’inessentiel – comme l’essence de poires, (…) ». C’est d’abord un dialogue entre Sanda Voïca et elle-même dont il s’agit, afin de « (Se) voir-entendre depuis un autre versant. » de se « passe(r) enfin la parole / Le jour enfin. / Entre le sommeil et le non sommeil, le sommeil. / Le jour enfin. Et pas de veille. Et pas la veille. » La parole butte sur elle-même, issue comme d’une pensée « nègre » ; empêchant parfois la voix de poursuivre sa course logique. Entre récit et prose poétique, éveil et sommeil, lucidité et gestes pour s’y soustraire à sa guise, « la merde et le trou », la vie viable et la mort impossible, Sanda Voïca révèle la mythologie d’un enfer certain sur la terre, dont le poème est un garde-fou avant un exutoire. Ses « épopoèmémés » lui sont ce que les épistémès étaient à Foucault. Et si sa parole est mithridate (« Je suis blessée et plus ou moins guérie par la même flèche, celle de la / langue de mes écrits, (…) »), c’est à ce prix qu’elle approche l’essentiel.
Mazrim Ohrti

Sanda Voïca, Épopoèmémés, éditions Impeccables, 2015.