La création plastique nous apprend, à travers sa pratique et par sa pédagogie, que l’activité de création se définit, d’abord, dans et par les contraintes que l’on s’impose ou qui nous sont imposées. Cette aptitude à composer, que tout futur artiste est appelé à acquérir, peut être à l’origine d’une conscience sociopolitique qui ne serait faite ni de résignation ni de contestation permanente. Contrairement aux idées reçues, la liberté d’expression dont les artistes bénéficieraient n’est pas toujours le résultat d’une attitude de tolérance particulière à leur égard, à partir de laquelle la société leur aménagerait un espace de protection qui serait également, un espace d’exclusion. L’acquisition, au sein d’une école d’art, par l’étudiant, du sens du compromis constructif est inhérent au fait qu’il est confronté, au quotidien, à des problèmes de construction, pour la solution desquels, il est obligé d’arriver à composition, autrement dit, de comprendre le sens véritable de la notion de compromis. C’est ce qui explique, par ailleurs, le fait que l’esprit de contestation butée, soumise à la réalisation d’un but à caractère fixe, indépassable et donc, non négociable, qui est à l’origine de tous les extrémismes, se remarque, beaucoup plus, chez les étudiants en sciences dites exactes et techniques. C’est dans ce sens que dans une ville comme Sfax, dont l’Université comprend, entre autres institutions, une grande école d’ingénieurs, une grande faculté de Sciences économiques et de gestion et une faculté de médecine qui en a été le noyau de départ, la présence d’une école d’art ne répondrait pas à un besoin de superflu dont on peut se passer sous la contrainte de la pression démographique des jeunes demandeurs d’emploi.
La fonction d’une école d’art est en fait tout à fait autre. Elle a un caractère stratégique, tout comme la recherche scientifique appliquée ou même fondamentale. A ce niveau de considération, l’on peut trouver des rapports de correspondance, entre la création artistique qui cherche à investir de l’utopie au sein même de la réalité la plus quotidienne et la recherche scientifique qui, avec ses méthodes spécifiques, produit de la connaissance et rejoint parfois, par ses théories, la connaissance intuitive, à laquelle mène la pratique réfléchie de la création artistique.
Disons à l’occasion, que si, malgré toutes les bonnes dispositions dont on peut faire preuve à l’égard de la recherche scientifique, celle-ci n’arrive pas à s’imposer à nous comme une véritable urgence, c’est aussi parce que celles, plus pressantes, que nous imposent les défis socio-économiques, nous font céder, souvent, à des mouvements de panique. On opte, alors, pour une « navigation à vue » ; pour reprendre une expression utilisée, il y a trente ans, par le Gouverneur de la Banque Centrale, dans son Rapport annuel sur l’état de l’économie nationale.
Et dans les deux cas, celui de l’enseignement de l’art et celui de la recherche scientifique, ce que l’on peut observer, comme défaillances objectives, s’expliquerait aussi par l’existence d’une vision formaliste, aliénée par les modèles dominants que l’on veut imiter et non pas objectiver, en vue de les transformer en exemples instructifs. Car, sans cette distanciation nécessaire à l’égard du modèle, celui-ci se transforme en obstacle qui empêche de voir la réalité, nécessairement différente, dans laquelle on se trouve.
Il faudrait, également, faire remarquer que sans cette prise en considération du réel, toujours spécifique, toute recherche prospective propre rencontrera, sur son chemin, les différentes projections, en perspective, que l’Autre se fait de L’Avenir. Et l’activité prospective que l’on voudrait déployer, en vue de se donner les moyens d’une meilleure planification de « l’à venir » sera limitée obligatoirement, à des prévisions perspectives que L’Autre présente comme seul Avenir possible pour tous, et auquel nous ne pouvons accéder qu’en acceptant ces prévisions, sous forme de défis chiffrés. Ces derniers se rapportent, souvent, à des performances économiques à atteindre et dont la réalisation nécessite « la mobilisation de tous les efforts ».
Or, l’on sait que l’appel à la mobilisation se traduit, souvent, par l’instauration d’une sorte d’état d’urgence permanent, dont les conséquences, démobilisatrices, ont été à l’origine de cette défection autodestructrice, ce mal qui a fini par venir à bout de l’Empire des Soviets, pour cause d’immobilisme chronique.
Tout cela pour dire que lorsqu’elle se laisse réduire à la réalisation de performances économiques, l’énergie d’une nation, risque fort de ne point atteindre ses objectifs à long terme, y compris ceux, économiques, pour la réalisation desquels, elle s’est, en fait, immobilisée.
Même, à titre symbolique, comme Sfax semble attachée à cette vocation de « capitale économique de la Tunisie », la fondation, dans cette ville, d’une école d’art, qui ne soit pas soumise à l’impératif de rentabilité, est, en soi, autrement rentable ; dans la mesure où la présence, au sein de cette population, réputée dynamique et laborieuse, d’une population de jeunes étudiants en art, est de nature à permettre la restauration de cette dimension créatrice qui caractérisait la société sfaxienne, du temps où cette ville était le centre d’activité artisanale le plus important du pays.
Car, à la différence des activités artisanales et agricoles, qui avaient permis l’épanouissement de l’économie traditionnelle de Sfax, grâce à l’éthique du travail, libératrice et équilibrante, l’économisme rampant, tel qu’il se laisse observer, à travers les atteintes notoires, à la qualité de la vie et à l’environnement, se fait payer, très cher, cette sorte d’accumulation primitive du capital, que la Tunisie des années soixante dix du siècle dernier, croyait nécessaire à tout décollage économique. Si j’ai tenu à évoquer, à travers cette vision voulue critique, de l’économie sfaxienne de « la fin de la géographie » c’est aussi pour deux raisons, au moins.
La première est foncièrement subjective et se rapporte au fait que sur les quatre années de mon séjour sfaxien, j’en ai passée une seule à Sidi Mansour. Durant les trois autres j’ai habité un quartier proche de l’Aéroport, situé, à moins d’un kilomètre, d’une source connue, de grande pollution.
La seconde raison est à caractère professionnel. Durant toute la première année, j’ai dû faire face, à des suggestions, émanant de personnes privées, mais également d’organisations sociales et professionnelles, me conseillant de tenir compte de la vocation économique de la ville et de moduler, en conséquence, le programme et la finalité de la formation que va dispenser cette nouvelle institution universitaire. Et ce, en vue de répondre à des besoins immédiats et visiblement rentables de certains secteurs de l’économie. Aller dans ce sens, aurait été, en termes d’opportunisme politique, beaucoup plus intéressant. Mais comme je l’ai déjà précisé, la vision, que je m’étais faite de la création de cette école, relevait de l’urgence et ne représentait nullement, pour moi, une quelconque opportunité à saisir. Pour le militant, dans les rangs du Parti au pouvoir, auquel je m’identifie volontairement, diriger cette nouvelle institution, au moment agréable de sa fondation, me procurait du plaisir à pratiquer l’utopie dans la réalité, comme je l’avais toujours fait, sur les colonnes de la presse partisane de ce même parti.
Ne pas répondre aux sollicitations intéressées de transformer le projet d’Ecole des Beaux-arts, à vocation culturelle, en école professionnelle, fût-elle de niveau supérieur, relevait, à mes yeux, de l’obligation du devoir qui m’empêchait de céder à la tentation de l’adaptation facile. Je pense, donc, que Sfax a, aujourd’hui encore, un grand besoin d’une Ecole des Beaux-Arts à l’apport spécifiquement culturel. Et ce, malgré le changement de l’ISBAS, quatre années seulement après sa fondation, en Institut Supérieur d’Arts et Métiers, visant, entre autre objectifs, la formation de calligraphes (bac+quatre) et de « designers vêtement » (bac+cinq), dans une ville où plusieurs écoles privées de stylistes modélistes existent déjà. Une école dont l’effet d’antidote devrait constituer une sorte de compensation relative, aux effets secondaires de l’activité économique, non planifiée, issue de cet économisme rampant, générateur de violence et de tensions.
Gagner de l’argent, c’est vertueux affirme l’éthique libérale américaine traditionnelle, différente apparemment, de celle qui prévaut actuellement et qui annonce, sans ambages, la fin de l’histoire ou plutôt son achèvement, sous l’instauration définitive de la Pax Americana, qui a l’air de se passer de toute éthique.
Il serait peut-être utile de rappeler, ici, que l’éthique libérale d’origine, tout en donnant une caution morale au fait de vouloir gagner de l’argent n’en demeure pas moins vigilante, face aux tentations d’abus et de tricherie. En témoignent les mesures de prévention de délits de monopole, de cartellisation et d’initié, d’obligation de se soumettre au jeu de la concurrence et à la transparence comptable. Tout un train de mesures juridiques que le législateur prévoit, en vue de doter le système de limites dont il a objectivement besoin, pour ne pas le laisser croire qu’il est d’essence divine et de tomber, quelque part, en folie.
L’on peut dire, dans ce sens, que le libéralisme débridé, ignorant de ses limites, est de « droit divin », autant que les autres intégrismes, d’inspiration divine qui ne sont que les pendants naturels de cet intégrisme économique. L’économisme rampant n’étant pas le libéralisme économique, il en est la forme excessive.
Contrairement à ceux qui prennent un symptôme pour le mal dont il n’est que le signe apparent, je suis tenté de croire que la tension manifeste qui résulte de la lutte entre ces différents intégrismes, économiques et religieux et parfois leur association, n’est, en toute réalité, que la suite logique de ce rapport particulier au réel, dans lequel induit le libéralisme débridé, générateur, de bénéfices mais, également, de tensions sociales, souvent sourdes et profondes. A deux reprises j’ai eu, d’ailleurs l’occasion d’en sentir le pouls, sans avoir la prétention de le mesurer. La première fois, c’était au cours de cette unique année de mon séjour sfaxien que j’ai passée à Sidi Mansour. Un vendredi, au retour, de mon bureau, j’ai été surpris de voir que la chaussée, les trottoirs et les bas côtés étaient littéralement occupés, sur plus d’une centaine de mètres par un grand nombre de voitures, toutes classes confondues. Cela s’expliquait par l’existence d’une petite mosquée, dans les alentours, qui, malgré la modestie des lieux, était bondée de monde qui vient écouter un imam inspiré, dont le prêche est apprécié par tous. J’ai toujours trouvé insolite ce spectacle qui fait retrouver, côte à côte, un patron d’entreprise privée, l’ouvrier qui travaille chez lui, un chauffeur de taxi et l’épicier du coin qui, à la rentrée des classes, s’improvise libraire, spécialisé dans les fournitures scolaires. L’idée de cette coexistence pacifique, entre les membres d’une Umma (qui n’a jamais réellement existé) mais dont le modèle est proposé, ici et maintenant, comme baume aux problèmes objectifs, vécus, au quotidien, par les citoyens d’un état moderne et d’une société à mutation rapide, cette idée relève, en fait, du coup de force thomiste que Max Horkheimer qualifie, aussi, de panacée contradictoire. Ce mode de penser a fini, comme on le sait, par « instrumentaliser la Raison », en la séparant totalement de sa fonction critique et ne peut donc, facilement, se référer à l’Islam qui, dans sa forme originelle, ne contenait pas la trace d’un quelconque thomisme. Ce qui n’est pas le cas des différents discours qui, aujourd’hui, tendent à impliquer l’Islam dans la catégorie des idéologies, aussi bien religieuses que politiques, qui traversent les sociétés dites islamiques
Toujours est il que, considérant que ce phénomène n’était pas propre à Sfax et qu’on pouvait l’observer, tous les vendredis, dans toutes les villes de Tunisie et d’ailleurs, j’avais conclu, en définitive, que ce que j’avais observé n’était pas de nature à provoquer l’inquiétude de personne.
La seconde occasion où j’ai eu à sentir le pouls de cette tension, c’était dans un petit salon de coiffure d’un quartier populaire, situé à l’extrême ouest de la ville. Cette fois-ci je n’étais pas seulement surpris, mais littéralement sidéré.
Le coiffeur qui était entrain de me couper les cheveux jetait, de temps à autre, un regard oblique sur un petit écran, haut perché, branché sur la chaîne de télévision Aljazira. Celle-ci diffusait, en ce début de matinée, un programme de « fatwas » faites par un cheikh égyptien connu et qui répondait, en direct, à des appels téléphoniques qui lui parvenaient des quatre coins du monde. En écoutant une question, posée par un jeune arabe résidant en Suède, qui demandait au révérend barbu s’il était permis à un musulman de manger à la table d’un chrétien, je n’ai pu m’empêcher de faire observer, à mon coiffeur, le peu de culture dont font preuve certains musulmans de l’émigration ; dont ce téléspectateur que je supposais jeune et qui ne savait pas que l’Islam n’a jamais considéré les Gens du Livre comme des impies, kâfirs, infréquentables.
La réaction de mon hôte, auquel j’étais entrain de tendre le cou, a été rapide et même inquiétante. Il s’arrêta net de me couper les cheveux et me dit sur un ton pour le moins condescendant : « sais-tu qui venait, avant toi, honorer de sa présence ce salon et ce fauteuil sur lequel tu es assis maintenant ?» Et à ce monsieur de me citer un nom connu pour avoir figuré dans une information concernant une affaire de complot contre la sûreté de l’Etat, que je connaissais pour lui avoir consacré un éditorial de la Revue Dialogue en date du 30 novembre 1987.
Face à ce ton que j’ai senti menaçant, je n’ai pu que continuer, par légitime précaution, à taire mon identité et patienter, sagement, un bon moment avant que mon coiffeur ne consente à terminer la coupe de mes cheveux.
C’étaient donc là deux exemples que l’on pourrait considérer comme étant des symptômes d’un mal plus profond dont cette société souffrirait et qui favoriserait cette integrisation, rampante, elle aussi, autant que cet économisme ravageur dont ces deux formes d’intégrisme, retenu et violent, souvent solidaires, sont le pendant obligé et auxquels une action culturelle conséquente et la présence d’une école d’art, au sein de la cité, pourrait, y remédier, même à titre symbolique.