Avec nos braves d’Orient
(De notre envoyé spécial.)
Topsin, … janvier 1916. – Il faisait pleine nuit.
Le train stoppa devant un champ, nous déposa et repartit. Nous nous trouvions
au pied du kilomètre 31, le long du Vardar.
Autrefois ce train conduisait à Nisch, à Sofia, en Russie.
Il va continuer sa route pendant une demi-heure, puis il s’arrêtera. Les choses
font aussi la guerre, elles ont leurs ennemis et ne dépassent pas leur front.
Il faisait froid. Nous longeâmes un marécage d’où sortaient
des roseaux et nous sentions, quoiqu’elle ne fût pas encore débarrassée de la
nuit, que la campagne qui s’étendait devant nous était immense.
Après avoir marché longtemps nous arrivâmes devant un de ces
petits monticules que dans les communiqués on dénomme piton. On a vu de ces
bosses de terre, de tous temps inconnues, devenir subitement illustres. Sera-ce
le sort de celle-ci ?
Nous gravissons les cinquante marches que la pioche vient de
faire dans l’un de ses flancs et nous atteignons son sommet.
Le jour va se lever sur la plaine que la France a choisie
pour livrer ses lointains combats.
Les bords de l’horizon commencent à devenir roses et bleus ;
voici le Vardar, voici, en face, un gigantesque tumulus, tombeau de titan qui
jadis batailla en Macédoine, voici les champs nus de cette terre maudite qui n’a
jamais été labourée que par les canons. Le jour se lève. Salut, Français, que
cette aurore va prendre si loin de votre patrie ! Avant cette guerre vous
n’aviez peut-être pas fait autre chose que le tour de votre clocher et ce
matin, tout naturellement, vous vous réveillez sur la terre d’Alexandre.
Tout autour ils sortent de leur tente. Dans les vastes
champs de l’Europe ancienne, ils marchent. Ils n’ont ni fusil, ni baïonnette,
ce sera pour demain, ils ont des pioches et des pelles, ils vont construire la
forteresse avant de la défendre.
Et au pied de ce piton, les voilà qui montent des madriers,
les voilà qui, sur une crête, paraissant plus grande que nature, avancent,
leurs instruments sur l’épaule, les voilà qui déroulent les fils de fer avec le
même calme que s’il s’agissait pour eux de clôturer leur jardin, et voilà que,
sans être épatés, comme ils feraient au pied de leur maison dans la Seine, le
Rhône et la Loire, ils se lavent dans le Vardar !
Leur vie de travail
Je m’en vais au milieu d’eux. Il est sept heures du matin.
Il y a vingt jours, ils étaient à cent kilomètres d’ici, ils rêvaient de guerre
sans tranchées, de capitales ouvertes, de marches de légende sous les soleils d’Orient,
maintenant ils creusent des trous.
Et ils creusent des trous en sachant ce qu’ils font. Cette
trêve de vingt jours ne les a pas aveuglés. Ils n’ont pas perdu le fil de l’histoire
qu’ils doivent au monde conter jusqu’au bout. Ils savent qui est là, qu’ils
vont avoir à tirer des coups de fusil, à charger à la baïonnette, à recevoir
des obus, à vaincre pour la France, et placidement ils regardent ce paysage et
en blaguant ils tracent leurs boyaux.
Et ce sont à cet endroit des hommes du département du Nord,
deux fois exilés. Non seulement ils sont en Macédoine, mais depuis dix-sept
mois ils n’ont pas de nouvelles de leur mère, de leur femme, de leurs enfants
et ceux qui n’ont ni mère, ni femme, ni enfants, des souvenirs qu’ils ont
laissé. « Ben oui, disent-ils, on a essayé par tous les moyens, par
Genève, par la Hollande, ça n’a pas réussi, on est sans nouvelles. »
Ils n’en ont pas pour cela le dos plié, ni les yeux abattus.
Cependant être depuis dix-sept mois sans nouvelles de rien et venir planter des
piquets de fer dans les Balkans, c’est peut-être une peine qui en temps normal
aurait suffi à des bagnards. « Mais si ce n’était pas dur, dit un Lillois
à son copain, c’est que ce serait pas la guerre. »
Le commandant de ces hommes est en plein soleil, sa croix d’honneur
et sa croix de guerre bien collées sur la poitrine, il était en train de dire :
« Ça c’est mes lascars », quand en voyant passer un homme devant lui,
sa donnant un grand coup de plat de main sur le front, il s’écrie en l’appelant :
« Ah ! pauvre gars ! Ah ! brave gars ! Je t’ai oublié ! »
Ce pauvre gars, d’une main maintenait une planche sur son épaule, de l’autre,
saluait son chef : « Ah ! le pauvre gars, reprit le commandant,
il a mérité la croix de guerre, je la lui avais promise, je l’ai oublié.
» Pendant toute la retraite il m’a remplacé un
officier, il servait de liaison entre mes compagnies, il allait à l’une, il
allait à l’autre sous le feu et il revenait en me disant des choses
intelligentes. Je l’ai oublié ! »
Le pauvre gars avait toujours ses deux mains occupées par la
planche et par le salut, le commandant lui dit : « Ça va bien »
et le pauvre gars, avec son fardeau s’en alla philosophiquement, il avait l’air
de penser : « Avoir mérité la croix de guerre et ne pas l’avoir, qu’est-ce
que cela peut bien faire dans tout ce chambardement ! »
La guerre a donné à chaque homme le sens de la fatalité.
Elle lui en a donné aussi la figure. Selon les tempéraments les uns le portent
avec un sourire, les autres avec un air de rêve, les autres avec impassibilité,
les autres avec lassitude, aucun avec angoisse.
Cherchez de l’angoisse dans ces champs maudits d’Orient, où
pourtant nos soldats auraient des droits au vague-à-l’âme, vous n’en trouverez
pas. L’angoisse, c’est en France qu’on l’a pour eux, ici elle est absente.
Que font-ils en attendant de recommencer le combat sanglant,
nos soldats de l’armée lointaine ?
Ils donnent une ligne gracieuse à leurs tranchées – la force
aura beau faire, elle ne contentera jamais seule l’esprit gaulois, il y faudra
aussi l’élégance – ils mangent avec bonne humeur le « singe » qu’ils
ne cessent d’insulter, ils se lancent des coups de poing, s’appellent par des
noms pittoresques, rêvent sur une lettre, mais vous ne les surprendrez pas
regardant anxieusement par-dessus les réseaux de fil de fer, par-dessus le
Vardar, plongeant dans cette plaine dont la destinée est d’être saignante et se
demandant : « Quand viendront-ils ? Que va-t-il arriver ? »
Ils viendront quand ils viendront ; il arrivera ce qui arrivera.
Le Petit Journal, 26 janvier 1916
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