Boussole

Publié le 26 janvier 2016 par Lorraine De Chezlo
de Mathias Enard
Roman - 375 pages
Editions Actes Sud - août 2015
Prix Goncourt - 2015

Une nuit qui s’étire, des souvenirs qui se bouscule, une plongée dans les vapeurs d’opium et les rêveries d’Orient. Franz se laisse emmener au fil des heures creuses, dans ses pensées érudites, à l’évocation des auteurs et nombreux artistes qui, par le passé, ont célébré, rêvé, goûté l’Orient, cet Orient qui débute aux portes de l’Europe. Et encore et toujours, ses divagations le ramènent à Sarah, Sarah, cette thésarde spécialiste du proche orient, avec qui il a voyagé, discuté, rêvé. Cette femme qui lui manque, soulignant sa solitude.

La boussole de Mathias Enard indique l’Orient, est ancrée à l’est. Mais son récit peut nous laisser à l’ouest, tellement il est fourni, documenté, référencé, torturé. Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Bizet, Rimski-­Korsakov, Debussy, Bartók, Schönberg, Hugo, Kafka, Flaubert, Chateaubriand, on peut atteindre l’overdose. Ces 375 pages sont tellement denses qu'elles donnent à lire l'effet de 500. Alors que son précédent roman Rue des voleurs était d'une fluidité dont je me suis délectée sans réserve.
Extrait :"Faugier prononce un de ses horribles phrases, "bordel à queues, c'est pas dégueu", il me tend la pipe sans la lâcher, je la soutiens de la main gauche et je me penche, l'embout de métal est tiède, je découvre le goût de l'opium, d'abord lointain, puis, quand j'aspire alors que Faugier rapproche du fourneau un charbon incandescent dont je perçois la chaleur contre ma joue, soudain puissant, plus puissant, si puissant que je n'en sens plus mes poumons - je suis surpris par la douceur presque aqueuse de cette fumée, surpris par la facilité avec laquelle elle s'avale, même si, à ma grande honte je ne ressens rien d'autre que la disparition de mon appareil respiratoire, une grisaille de l'intérieur, on m'a noirci la poitrine au crayon à papier. Je souffle. Faugier m'observe, il a un sourire figé sur le visage, il s'inquiète - Alors ? Je prends une moue inspirée, j'attends, j'écoute. Je m'écoute, je cherche en moi des rythmes et des accents nouveaux, j'essaie de suivre ma propre transformation, je suis très attentif, je suis tenté de fermer les yeux, je suis tenté de sourire, je souris, je pourrais même rire, mais je suis heureux de sourire car je sens Istanbul autour de moi, je l'entend sans la voir, c'est un bonheur très simple, très complet qui s'installe, ici et maintenant, sans rien attendre d'autre qu'une perfection absolue de l'instant suspendu, dilaté, et je suppose, à cet instant, que l'effet est là."
Par contre, on se délecte de nombreux passages qui racontent ses souvenirs, ses amitiés, son amour débordant et pudique, l’évocation d’un monde qu’il a côtoyé un Orient proche des hommes, bien loin de l’extrême qu’il est, par endroits, devenu. A travers ses innombrables images, il célèbre un ailleurs, un orient libre et traditionnaliste.
Extrait :"Pauvre Balzac, qu'a-t-il obtenu à Vienne, quelques baisers et des serments, si l'on en croit les lettres que Sarah cite abondamment - et moi, qui me faisais toujours une joie de sa venue dans ma capitale, jusqu'à renouveler chaque fois ma garde-robe et aller chez le coiffeur, qu'ai-je obtenu, un nouveau tiré à part que je n'ose pas déchiffrer - la vie fait des noeuds, la vie fait des noeuds et ce sont rarement ceux de la robe de saint François ; nous nous croisons, nous nous courons après, des années, dans le noir et quand nous pensons tenir enfin des mains entre les nôtres, la mort nous reprend tout."
Alors me voilà mitigée, avouant que j'ai lu un certain nombres de pages en diagonale, ayant néanmoins pris du plaisir à profiter du temps qui s'étire, à suivre le narrateur dans ses sensations. Etonnant d'érudition et de digressions culturelles, ce roman est très élitiste, donnant par moment une impression d'écrit universitaire de recherche musicologique et historique. Peut-être dommage.
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