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(Enquête) de Poezibao : l’art, un recours ? / réponse d’Armand Dupuy

Par Florence Trocmé

Poezibao a posé à plusieurs de ses correspondants la question suivante :
L’art est-il, pour vous personnellement, dans votre vie quotidienne, un recours en ces temps de violence et de trouble(s) et si oui en quoi, très concrètement, littérature, musique, arts plastiques ?
Réponse d’Armand Dupuy
L’art est un recours, bien évidemment, chère Florence, mais il précède la violence – ou tout au moins son actualisation bruyante et proche. Je ne suis pas sûr de pouvoir prétendre, depuis que j’existe, avoir connu des temps sans violence. Et même à vouloir faire l’autruche concernant ce qui se passe autour de soi, au loin parfois, on ne peut pas ne pas voir, je crois, certaines violences rampantes, sous des formes parfois déguisées – et organisées –, toutes proches, auxquelles on participe bien souvent, et qui paraissent ne pas nous atteindre ou semblent ne pas nous concerner (c’est leur force).
Un recours, donc. Sinon, pourquoi les murs de l’atelier seraient-ils tapissés de peintures, de dessins ? Pourquoi les étagères et la charpente seraient chargées de livres ?
Si je décroche les yeux de ces lignes, je vois de nombreux tableaux de Georges Badin, ou de petits objets qu’il aimait peindre – bois flottés, boîtes, couvercles – qui me relient sans cesse à son élan, à sa générosité toujours vivante (il est décédé en novembre 2014). Je vois encore un grand papier de Jean-Claude Terrier, à ma droite, des peintures de Philippe Agostini, de Max Partezana, des fleurs de Jacques Capdeville, des dessins nombreux d’Eric Demelis – dont certains qu’il avait réalisés, ici même, en duo avec ma fille qui avait alors 3 ans et demi ou 4 ans. Je vois encore une petite toile de Jérémy Liron, mon vieux MacBook que Dominique Spiessert avait ressuscité en le couvrant de ses dessins. Je vois aussi des dessins de Scanreigh, de Peggy Viallat-Langlois, ou même des dessins « gauchers » de Cédric Demangeot. Si je tournais un peu la tête, il y aurait d’autres noms à donner.
Un recours, également, parce qu’en plus d’aimer cette proximité du travail des autres – je glisse des murs vers le sol –, il m’arrive de prendre les pinceaux, d’avancer à quatre pattes sur de petits bouts de papiers ou de grands tissus. Mais, à ce niveau, particulièrement, c’est assez indémêlable, confus, et hasardeux de dire soi-même contre quoi cela tient lieu de recours.
Je sais juste que j’ai besoin de voir, de faire. Je dis besoin, faute de meilleur mot – parce qu’on peut simplement constater que ça dure, que ce ne sont pas, apparemment, des lubies passagères.
L’atelier devient donc une sorte de refuge. Mais c’est un refuge qui ne laisse pas tranquille. J’y travaille, j’y suis travaillé.
Un recours personnel, oui, mais pas un miracle. On voit bien que ça ne sauve rien, que ça n’empêche rien. Le recours à l’art, d’une certaine façon, c’est un recours à la vie. Que cherche-t-on sinon la vie plus fort, la vie mieux vue, mieux sentie ? On cherche à respirer, à comprendre, à embrasser pleinement. Ce que fait la violence, en tout cas, quand elle devient plus proche, plus bruyante à nos oreilles, c’est mettre en question ce recours de privilégié qui semblait, jusqu’alors, assez bien « fonctionner ». Parce que je ne crois pas, en général, qu’on se mette à lire davantage, à écouter plus de musique, à aller voir plus de peinture ou de films, parce que des violences ont eu lieu. On se dit plutôt : on va continuer, on ne va pas lâcher. Parce que ce « truc » qu’on place si haut vacille soudain, on s’en rend compte, et ça pèse bien peu. On touche un point d’impuissance. Peut-être que ça ne pèse pas plus que le bouquet d’anémones sur la table dont parlait Antoine Emaz. C’est en tout cas ce que je sens, à titre personnel.
La question, c’est aussi : que fais-je de tout cela ? Quel usage ? Comme le rappelait Isabelle Baladine Howald, dans sa réponse à votre « enquête » – en faisant allusion à la belle musique écoutée par les nazis dans les camps –, le recours à l’art n’est pas l’apanage des bonnes gens, comme on aimerait se le laisser entendre. Parce qu’on peut en faire de sales usages (ne serait-ce qu’un objet de distinction, etc.) Si l’art ne peut rien sauver, il peut au moins nous relier. Pour peu que l’on n’envisage pas l’« objet » artistique sous son seul aspect esthétique et figé. Il nous ramène à notre propre doute, à nos questionnements, à notre fragilité, à notre incomplétude, à ce qui sans cesse travaille en nous, bien sûr, de façon parfois douloureuse. Mais il nous relie aussi au monde. Il est un objet relationnel. C’est en ce sens que j’aime particulièrement ces bouts de papier, livres manuscrits et peints, auxquels je travaille souvent avec des auteurs ou des peintres, de façon assez spontanée. Ce sont des conversations incessantes. Ça devient presque une correspondance. Je pense aussi au dernier livre de Jérémy Liron, son Autoportrait en visiteur paru chez François-Marie Deyrolle l’an dernier. Il me semble qu’il témoigne d’une façon d’envisager l’art en tant que champ relationnel. On se fonde dans le lien, et dans ce qu’interroge ou met en cause de nous, parfois, ce lien. Tout ça trop vite dit sans doute, et peut-être un peu confusément.
Donc l’art comme recours, oui, comme force de vie qui continue, qui espère, mais pas aveuglément, mais pas sans casser, qui échoue aussi, et qui fait sentir qu’on pourrait être à deux doigts de renoncer.
Armand Dupuy


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