(entretien) avec Jacques Roubaud, par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé

Entretien avec Jacques Roubaud
Janvier 2016
Quelques questions autour d’un « complément »

Florence Trocmé : Vous venez de publier une sorte de somme poétique de près de 400 pages, aux Éditions Nous, sous le titre C (signe mathématique de complément)*. Seriez-vous d’accord pour faire un parallèle entre ce livre, que l’on pourrait alors définir comme une traversée de votre œuvre poétique et le cycle de prose Le Grand Incendie de Londres, traversée de votre projet général et de son dit échec ? Vous aviez aussi dit que vous considériez que votre œuvre poétique était achevée, que vous ne publieriez plus de poésie (chez Gallimard précisiez-vous) et que la huitième pointe de l’octogone avait été posée avec Octogone (2014). Et voici ce nouvel opus de poésie. Quel serait sa situation par rapport à l’octogone, en quoi est-il C ?
Jacques Roubaud :
1-a    Le récit en prose dont le titre est ‘le grand incendie de londres’ tente de décrire ce qui était un projet mégalomane, inabouti pour cette raison. Le livre de poésie dont le titre est ‘Complémentaire’ (signe mathématique emprunté à la théorie des ensembles’) s’efforce de réduire l’écart entre l’état d’inachèvement de plusieurs de mes livres et ce qu’ils auraient pu être, complets.
1-b    Quand j’ai publié mon premier livre aux éditions de la NRF (livre dont le titre est le signe mathématique d’appartenance en théorie des ensembles) j’avais prévu d’en composer 8 autres. Je pensais figurer chacun comme un sommet d’une figure géométrique, un octogone régulier. Le premier livre serait au centre. Octogone est le huitième et dernier de ces livres prévus en 1965. Un livre, paru en 1986 ne fait pas partie de cette suite de compositions : Quelque chose noir, livre d’un deuil qui n’était pas prévu, et pour cause.
1-c    1-a, ci-dessus, répond à cette question.
FT : Dans la courte note de la 4ème de couverture de C, vous dites que se trouvent assemblés ici des séquences de « poèmes volontairement omis dans plusieurs livres publiés depuis 1967 ». La question est double : pourquoi furent-ils omis et pourquoi trouvent-ils place ici ?
JR :
2-a   J’avais envoyé à Raymond Queneau le manuscrit (c’était un manuscrit) de mon premier livre, alors inachevé. Entre le moment où il fut accepté par le comité de lecture des éditions (avec le soutien de Louis-René des Forêts, Claude Roy et Michel Deguy) et sa publication, dix-neuf mois s’écoulèrent. J’ai eu peur, en substituant au premier manuscrit un second, de devoir attendre encore autant de mois pour voir mon livre publié. Il est donc paru inachevé. Mais en réfléchissant j’ai conclu qu’il était bon qu’il en soit ainsi : si un lecteur trouvait de l’intérêt à mon livre, il aurait de la curiosité, peut-être, pour ce qui, visiblement, y manquait. Si un tel intérêt se manifestait suffisamment, je pourrais alors présenter, en une nouvelle édition, la totalité des poèmes le constituant. J’en ai donné quelques morceaux à des revues. D’autres attendaient dans les carnets où je consignais, à mesure, mes compositions. Bien entendu, personne n’a désiré en savoir plus que ce qui avait été présenté. J’ai décidé alors qu’il en serait ainsi, pour tous mes livres ultérieurs. Ils paraitraient attendant leur achèvement.
2-b   ‘Complémentaire’ achève plusieurs livres inachevés.
FT : Une forme parcourt tout le livre, l’ouvre, le ferme, disparait puis ressurgit, le trident. Vous expliquez au chapitre 10 (curieux, chapitre 10, est-ce un renvoi à Autobiographie, chapitre dix, poèmes avec des moments de repos en prose ?) que cette forme consiste en trois vers, cinq-trois-cinq syllabes, disposés d’une manière particulière avec un symbole Ä qui en marque le pivot. Pourquoi la récurrence et la permanence de cette forme ? S’agit-il d’attraper quelque chose avec cette sorte de fourche à trois dents ? D’aérer la paille de mémoire pour y trouver une aiguille cachée ? Et pourquoi le trident se transforme-t-il assez souvent en pentacle, sceau magique à cinq branches. Du trois au cinq, quelle nécessité pour vous le mathématicien et le poète ?
JR :
3   Cette question contient beaucoup de questions et je ne pourrai répondre à toutes.
3-a   Le 10 dans chapitre 10 n’est pas lié au 10 de mon livre ‘Autobiographie chapitre 10) ; plus exactement, s’il l’est, j’ai oublié en quoi. Ce n’est pas étonnant, d’énormes pans du passé ont disparu de ma mémoire
3-b    J’emploie la forme poétique que j’ai nommée ‘trident’ (et sa variante le ‘pentacle’) depuis le début du siècle. C’est moins d’ailleurs une invention qu’une adaptation au français du haiku japonais (et, pour le pentacle, du tanka). J’ai été amené à cette innovation par la remarque suivante : le japonais est relativement pauvre en syllabes et que, pour dire un mot ou un nom propre ou une phrase en français, par exemple, un gosier nippon a besoin d'allonger. J’ai fait l’expérience de ce fait un jour de 1970. Devant m'absenter de mon chez-moi pendant plusieurs mois pour enseigner aux USA, je le louai, par l'intermédiaire d'une association universitaire spécialisée dans ce genre de transactions à un universitaire japonais venu, lui, à Paris, étudier à la Bibliothèque Nationale. Quand je le rencontrai pour régler quelques détails, je lui demandai quel était le sujet de son travail. Il me répondit quelque chose que je ne compris pas sur le moment; ce n'est qu'après avoir pris congé de lui que j'identifiai les deux auteurs qu'il m'avait cités (je ne commenterai pas l'insolite, pour moi, de leur rapprochement). Le premier était 'maruro', C’est à dire ‘Malraux’, le second 'vito gentoushan', c’est à dire ‘Wittgenstein’. De Malraux à 'maruro' on passe de 2 à 3 syllabes. De Wittgenstein à 'vito gentushan', on va de 3 à 5. Opérons en sens inverse: d'un vers japonais de 5 syllabes, faire un vers français de 3; d'un vers de 7, passer à 5. C'est à peu près les mêmes proportions.
3-c La ‘nécessité, pour moi, de ces nombres, 3 et 5, vient de mon amour des nombres premiers. Le haiku et le tanka en utilisent beaucoup. Ainsi, le tanka (forme plus que millénaire) a 5 vers. Ces vers ont 5 ou 7 syllabes. La somme des longueurs des vers est 31. La somme des longueurs dans 3 premiers vers est 17 (nombre total des longueurs de vers du ‘haiku’. Tous ces nombres sont des nombres premiers.
3-d Le signe que j’emploie dans la notation du ‘trident’ est un rappel d’un trait caractéristique du haiku : le sens du poème peut changer entre son début et sa fin en ‘pivotant’ sur un mot du deuxième vers. J’utilise ce fait de diverses manières. Par exemple, dans le poème suivant,
avril

   et le printemps est
      ⊗ évident
   les oiseaux, le ciel
le mot ‘évident’ a un homographe, du verbe ‘évider’, et la deuxième partie du trident s’interprète en : les oiseaux évident le ciel
FT : ce qui peut conduire à cette question : peut-il y avoir pour vous poésie sans mathématique (on n’ose pas poser la question inverse !). Le livre semble édifié sur tout un complexe de nombres et de chiffres dans les formes utilisées, dans sa construction même, avec ses 26 chapitres ? Vous avez aussi glissé quelque part cela : « l’astreinte des nombres / un confort / précieux, dangereux ».
JR :
4-a   La composition de poésie fait toujours appel, pour moi, à des nombres, et souvent à certaines de leurs propriétés mathématiques. Mais ce que je compose n’est en rien de la ‘poésie mathématique’. C’est de la poésie. La mathématique n’est qu’un outil qui m’aide à fabriquer des poèmes. Avec ces poèmes, j’ai construit des livres (pas des ‘recueils’). La mathématique m’aide aussi à penser leur organisation.
4-b   La ‘question inverse’ : je ne pense pas que la mathématique a besoin de poésie.
FT : quelque chose frappe dans toute la première partie du livre, c’est la dimension amoureuse, voire érotique, qui semble particulièrement prégnante ? On sait que vos livres sont traversés par la perte et par le deuil, peut-être moins par cette dimension sensuelle ? Serait-ce une des raisons du « volontairement omis » ?
JR :  
5-a   Je ne sais pas trop quoi dire à ce propos. Il ne me semble pas qu’il y ait beaucoup de changements à ce sujet dans mes livres, dont le premier était déjà marqué par un deuil.
5-b   En tout cas, l’expression ‘volontairement omis’ s’explique simplement par la décision d’inachèvement de chacun de mes livres dans sa version publiée, que j’ai expliquée précédemment.
FT : pour terminer je voudrais vous poser deux questions, immenses (peut-être) autant que lapidaires. La première : et Valéry ? La seconde : et la musique ?
JR :  
6-a   Mes parents admiraient Valéry. Quand j’ai découvert, adolescent, les Surréalistes, j’ai adopté leur rejet de ce poète, affirmant ainsi mon indépendance vis à vis de mes parents. Plus tard, quand j’ai étudié la théorie et l’histoire du vers, j’ai considéré le décasyllabe et l’alexandrin de Valéry comme une reconstitution illusoire des mètres classique (je pense toujours ainsi). Un de mes amis mathématicien, dont la femme est une spécialiste de Valéry, ayant étudié de prés les Cahiers de cet auteur, a conclu que ses connaissances en mathématique n’étaient pas très profondes, ce qui ne m’a pas conduit à réviser mon jugement défavorable. Mais, en rejetant le Surréalisme, j’ai réexaminé la poétique de Valéry et je suis aujourd’hui en accord avec bon nombre de ses idées sur la forme. Sa poésie ne me touche pas, mais je l’estime.
6-b   J’aime la musique, comme auditeur : surtout de musique ancienne, orgue, clavecin, viole de gambe. Ma connaissance de la musique contemporaine est peu étendue, assez éclectique et fantaisiste : Berio, Ferneyhough, et l’étrange Nancarrow, par exemple. J’ai collaboré plusieurs fois avec François Sarhan, notamment pour un opéra de chambre, la Fleur inverse, qui a été joué il y a quelques années au Théâtre de la Colline (mise en scène de Frédéric Fisbach).

*Jacques Roubaud, C et autres poèmes